Au Pakistan, les «crimes d'honneur» tuent des innocents par milliers
•Le regard tendu vers le ciel, la gorge nouée de sanglots, un ...© 2014 AFP
Le regard tendu vers le ciel, la gorge nouée de sanglots, un Coran posé sur les genoux, Razia implore dieu. L'une des ses filles a disparu, et une autre a été abattue par vengeance familiale. Et comme souvent au Pakistan, aucune justice n'est venue sanctionner ce «crime d'honneur».
Razia pousse un cri de mort en tendant les photos de sa fille assassinée. Le premier cliché montre une gamine enjouée respirant la vie. Le second sa dépouille inerte ceinte d'un linceul immaculé avant son enterrement.
A même pas 50 ans, celle qui était déjà veuve est l'une de ces innombrables mères anonymes prostrées par le «karo-kari», meurtres censés venger l'honneur bafoué d'une famille dans cette société rurale, patriarcale et encore très traditionnelle.
Selon la fondation Aurat, une ONG indépendante de défense des droits des femmes, plus de 3.000 Pakistanaises auraient été ainsi tuées depuis 2008.
Assise sur un lit tressé devant sa maison de Sachal Shah Miani, village familial de la province du Sind (sud) posé sur les bords du fleuve Indus, Razia raconte sa tragédie.
Tout a commencé en 2010. La première fille de Razia, Khalida, établie avec sa belle-famille dans la mégalopole de Karachi, à 450 km de là, disparaît mystérieusement.
Un immense chagrin s'abat sur la frêle et démunie Razia. Mais la belle-famille, furieuse, vient en plus lui réclamer une compensation. Puis fixe le prix à payer: sa deuxième fille, la jeune Shazia, devra épouser un autre fils de la belle-famille.
Razia refuse. Trois hommes font alors irruption chez elle et tuent Shazia d'une balle dans le dos en la déclarant «kari», littéralement «femme noire», c'est-à-dire adultère.
- Le mariage forcé ou la mort -
Les assassins s'enfuient et ne seront jamais inquiétés. Depuis, Razia pleure sa fille en demandant justice aux autorités. Mais rien ne vient.
Le «karo-kari», bras armé des crimes d'honneur, est courant dans les campagnes pakistanaises. Il permet lui à des hommes de tuer une femme de leur famille si elle est soupçonnée, même à tort, d'adultère ou de relation illicite «souillant» l'honneur familial.
Cette tradition barbare illégale cache souvent bien des abus, explique Irum Awan, la policière qui dirige l'unité locale de lutte contre les crimes d'honneur dans le Sind.
«Dans la majorité des cas, l'+honneur+ n'est que le prétexte: ce sont souvent des soeurs ou filles tuées par des hommes qui ne veulent pas leur céder une partie de la propriété familiale», dit-elle. Un constat partagé par Khalid Banbhan, rédacteur en chef d'un quotidien local sindi qui fait état chaque jour de deux ou trois affaires de ce type.
On ne sait la raison exacte du meurtre de Shazia. Le projet de mariage de l'autre famille cachait peut-être des considérations très matérielles. Seuls le mensonge et l'injustice semblent établis: elle n'avait apparemment commis aucun adultère.
- Arme du féodalisme -
Dans ce Sind rural où l'administration pèse peu face aux puissants propriétaires terriens, «l'honneur» sert également à maintenir l'emprise du féodalisme.
Dans un autre village, Mohammad Hasan se terre dans une masure donnant sur des égouts à ciel ouvert après avoir été déclaré «karo» - le masculin de «kari» - par un riche propriétaire.
«Il a fait cela pour s'emparer de ma terre», raconte ce trentenaire. Ses hommes de main ont donné le choix à Mohammed: céder son lopin de terre ou payer 800.000 roupies (8.000 dollars), une petite fortune au Pakistan. Il a opté pour la fuite.
«Je suis en danger. Ils m'ont déjà attaqué trois fois. Je suis pauvre et le propriétaire est riche, il peut faire ce qu'il veut de moi», raconte Mohammad, confit d'angoisse.
On estime que plus de 350 personnes sont ainsi tuées chaque année au nom du «karo-kari» dans la seule province du Sind.
Les coupables ne sont pratiquement jamais punis, aidés par des autorités locales souvent à la main des puissants.
De quoi désespérer les rares policiers motivés pour juguler le fléau. «L'autre jour, nous avons réussi à arrêter un homme qui avait tué sa femme. Mais lorsqu'il a comparu au tribunal, le juge l'a aussitôt libéré sous caution», déplore la policière Irum Awan.
Autre facteur, si la loi considère en théorie le «karo-kari» comme un meurtre, elle autorise également les compensations financières entre deux parties pour régler un différend («prix du sang»), favorisant les retraits de plaintes, et donc l'impunité.
Et le bal des «crimes d'honneur» se poursuivre, d'autant que les journalistes locaux qui en parlent sont eux aussi parfois menacés de mort par les notables ou chefs de clan concernés.
«Avec le bâton, nous ne pouvons stopper ces criminels que pour un bref moment. Mais il n'y a que l'éducation qui changera les mentalités», souligne Mme Awan.