«En Inde, élever une fille est une perte»

«En Inde, élever une fille est une perte»

Interview de Bénédicte Manier, auteur de "Quand les femmes auront disparu - L'élimination des filles en Inde et en Asie"
©2006 20 minutes

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Interview de Bénédicte Manier, journaliste, auteur de "Quand les femmes auront disparu - L'élimination des filles en Inde et en Asie", éd. La Découverte.

Le déficit démographique des filles en Inde et en Chine est impressionnant. Au total, 80 millions de filles manqueraient à l'appel dans ces deux pays...

L'économiste indien et Prix Nobel Amartya Sen avait averti en 1990 que l'Asie comptait 100 millions de femmes de moins que d'hommes en raison d'une sélection massive des naissances, surtout en Inde et en Chine. Mais ce qui m'a interpellée, c'est qu'entre cette estimation et les recensements récemment effectués en Inde, par exemple, la situation a encore empiré.

Comment expliquer cette dégradation ?

En Inde, il semble que, paradoxalement, l'émergence d'une classe moyenne entraîne une élimination encore plus importante des filles. Traditionnellement, dans ce pays, les filles sont déconsidérées, en particulier du fait de la dot que la famille de la mariée doit verser à celle du mari. Officiellement interdite depuis 1961, la dot a toujours cours, notamment au sein des classes moyennes où un mariage peut coûter jusqu'à 28 000 e, alors que le salaire mensuel moyen n'est que de 160 e dans la fraction la plus modeste de cette classe.

Au cours de votre enquête, vous avez rencontré beaucoup de familles. Comment justifient-elles l'élimination des filles ?

Elles la justifient avec beaucoup de facilité. Les femmes, notamment, ont été élevées dans une telle situation d'infériorité que ce sont souvent elles qui défendent le plus ardemment la sélection des naissances. Pour elles, avoir un garçon est le seul moyen d'acquérir le respect de leur mari et de leur entourage.

Vous évoquez différents modes d'élimination...

Il y a l'interruption volontaire de grossesse (IVG) pratiquée après une échographie permettant de connaître le sexe du bébé. On en dénombre chaque année 6 millions en Inde et 14 millions en Chine. Et puis il y a ce que l'on pourrait appeler l'infanticide passif. Cela se caractérise par l'absence de soins délivrés au nouveau-né. Le phénomène est par exemple très visible dans l'Etat du Pendjab (nord de l'Inde) où la mortalité des petites filles est quatre fois supérieure à celle des garçons.

Que font les gouvernements contre ce phénomène ?

En Inde, la loi interdisant la sélection des naissances a été promulguée il y a dix ans, mais elle reste mal appliquée. En fait, l'ensemble de la société est complice parce qu'elle est unanime sur le fait qu'élever une fille est une perte.

Quelles conséquences cette situation peut-elle entraîner ?

On n'en a aucune idée, tout simplement parce que c'est la première fois que l'on est confronté au phénomène. Comment vont réagir, en Inde ou en Chine, 40 millions d'hommes qui ne trouveront jamais de femmes ? On peut s'attendre à une hausse des trafics et des violences.

Recueilli par Armelle Le Goff