Un chef demande à être retiré du guide Michelin: «Un chef étoilé doit servir midi et soir une assiette sans défaut à chaque client»
INTERVIEW•Le fondateur du magazine « Le Chef » a analysé pour « 20 Minutes » les causes du refus du restaurateur triplement étoilé Sébastien Bras de figurer au palmarès du célèbre guide…Propos recueillis par Anne Demoulin
Le célèbre restaurant Le Suquet à Laguiole (Aveyron) ne figurera plus au guide Michelin. La bible de la gastronomie a retiré le restaurant triplement étoilé de sa sélection, conformément au souhait de son chef, Sébastien Bras, a annoncé ce mardi le guide. « Je crois que, quand on a ce statut de chef triplement étoilé depuis une vingtaine d’années et lorsqu’on hérite de ces trois étoiles, inévitablement, il y a une certaine forme de pression qui s’installe », a expliqué Sébastien Bras. Francis Luzin, fondateur du magazine Le Chef, a analysé pour 20 Minutes les motivations du refus du chef aveyronnais de ne plus figurer dans le guide rouge.
Qu’est ce que représentent trois étoiles au Guide Michelin pour un chef ?
Un chef qui obtient trois étoiles au guide Michelin, c’est la gloire. Un chef qui a réussi à obtenir deux étoiles aspire forcément à en obtenir une troisième. C’est la seule véritable reconnaissance du métier. Le Guide Michelin est la référence institutionnelle du métier.
Y a-t-il d’autres chefs que Sébastien Bras qui ont demandé à être retirés du Guide Michelin ?
Il y a beaucoup de gens qui ont prétendu rendre leurs étoiles, mais c’était bidon, en réalité, ils étaient sur le point de la perdre. Le Breton Olivier Roellinger est le seul chef à avoir rendu ses étoiles par conviction, il ne supportait plus la pression liée à ce niveau d’excellence.
Sébastien Bras motive sa décision par la « pression »…
Les gens sont prêts à faire 300 kilomètres, à se déplacer spécialement pour un restaurant triplement étoilé. Le travail d’un chef triplement étoilé est exceptionnel, c’est un travail remis en cause à chaque service, par chaque client, la pression est constante. Dans le cas de Sébastien Bras, c’est son père, Michel Bras qui a gagné les trois étoiles. Michel Bras est un chef et un type extraordinaire. Son fils a repris le restaurant et il a réussi à maintenir le niveau. C’est une belle performance. Il n’a pas supporté la pression de l’excellence en permanence. Le problème avec cette succession, c’est que Sébastien Bras s'est mis une double pression : il ne veut pas perdre la face vis-à-vis de son père et du guide. Je suppose que Michel et Sébastien Bras ont beaucoup discuté de cette décision. Je pense qu’on ne vit pas de la même façon le fait d’hériter des étoiles que de les obtenir soi-même au fil d’un parcours qui aura duré quinze ou vingt ans.
Comment se traduit concrètement cette « pression » dans le quotidien d’un chef étoilé ?
Un chef étoilé doit servir midi et soir une assiette sans défaut à chaque client. Il y a chez les chefs triplement étoilés cette obsession de l’assiette parfaite. Je me souviens que Joël Robuchon m’a un jour confié qu’il se limitait à 40 couverts parce qu’il ne se sentirait pas capable de servir un quarante-et-unième couvert avec un tel niveau. Un chef dirige également une brigade de 10 à 40 personnes, il doit recruter et former des personnes qui travaillent parfaitement. Il gère aussi les achats de produits de grande qualité. Il doit aussi gérer la pression extérieure liée aux journalistes, à l’administration aussi. Les grands établissements sont toujours les plus contrôlés. Les chefs travaillent tous les jours de 7 heures à minuit. Bref, ils gèrent la pression quotidienne d’un travail d’une qualité exceptionnel. C’est comme un champion du monde, on attend de lui qu’il remporte à nouveau son titre, sauf qu’un sportif s’arrête à 35 ans quand il n’a plus le niveau.
Quelles sont les spécificités liées à la gestion d’un établissement trois étoiles ?
Il y a une facilité, les restaurants triplement étoilés sont souvent complets. Le coût des achats se reflète sur l’addition. Le principal problème est la question du personnel. Il manque de personnel qualifié pour travailler dans ces établissements, il faut compter de dix à quinze ans pour former un chef au top. Du coup, ils travaillent souvent en sous-effectif. Un chef triplement étoilé gagne moins d’argent qu’il y a trente ans. Les chefs étoilés se retrouvent avec les mêmes problèmes que d’autres chefs d’entreprise, celui du coût de la masse salariale qui représente entre 42 % et 50 % de l’addition contre 35 % il y a vingt ans. Ce sont des gens courageux et méritants.