« L'artiste vit l'interview comme une menace »
ENTRETIEN – Claude Jaeglé, auteur de «L'interview, intellectuels et artistes face aux journalistes»…Recueilli par Anne Kerloc'h
Claude Jaeglé, auteur de « L'interview, intellectuels et artistes face aux journalistes » (éd. PUF).
Selon vous, pour les intellectuels, l'interview est une forme de violence, voire de torture !
Au lieu d'envisager l'interview comme une chance de faire connaître leurs oeuvres, intellectuels et artistes la vivent d'abord comme une menace sur leur identité. L'artiste doit prouver par son malaise qu'il n'appartient pas au monde souillé de l'interview, c'est-à-dire à l'univers de la promotion de soi. Cette attitude inspire les feintes énigmatiques de Godard face aux journalistes, la réticence désagréable de Christine Angot ou le fait que Jack Kerouac s'endormit carrément en conférence de presse.
Vous soulevez une exception notable : les musiciens de jazz.
Leur virtuosité en interview est saisissante. Gillespie ou Miles Davis réalisent des chefs-d'oeuvre médiatiques. Le jazz est une culture de l'improvisation, une tradition orale. Surtout, ces artistes sont les descendants des esclaves musiciens. En eux se confondaient l'état d'artiste et l'état de marchandise. Pas de clivage entre la sphère idéale de l'art et la vulgarité de la promotion commerciale. Ils ont dû accorder ces deux mondes. Une tragédie surmontée en aisance.
L'interview serait « protestante » expliquez !
Dans la tradition catholique, seul le prêtre est légitimé à prendre la parole en public. Nous sommes en faute dès que nous parlons devant les autres. L'interview est née dans l'Amérique protestante, pays où la religion invite chaque citoyen à prendre la parole devant la communauté. Dans l'école américaine, l'élève est applaudi avant même de commencer un discours. Au contraire, l'élève français apprend le danger de parler. Pour cette raison, notre pays est un de ceux où il est le plus difficile de s'exprimer en public.
Pourquoi ?
L'exigence de maîtrise de la langue, la survalorisation de l'écrit, une pédagogie culpabilisante... En même temps, je suis frappé de voir qu'aujourd'hui, les jeux télévisés ou les talk-shows bousculent cette culture. Tout le monde parle. A tort et à travers, peut-être, mais c'est un changement majeur.