Enfant syrien noyé: Pourquoi la photo n'a pas fait pas la une de la presse en France
INTERVIEW•Jeudi matin, une grande partie de la presse britannique et des journaux européens publiaient en une la photo du garçon syrien mort. Pourquoi pas en France ? Jean-Marie Charon, spécialiste des médias, esquisse quelques pistes...Propos recueillis par Joel Metreau
La différence entre les unes des journaux britanniques et français ce jeudi matin a saisi de nombreux internautes. De l’autre côté de la Manche, et dans d’autres pays (El Mundo ou El Correo pour l’Espagne...) la presse avait publié en première page la photo du Syrien Aylan Kurdi, 3 ans, retrouvé mort noyé sur une plage en Turquie.
« #AylanKurdi à la Une de la plupart des journaux européens, à l’exception des français et des Allemands. #OpenEurope pic.twitter.com/3dmfoYcm5l — VoxEurop (@VoxEuropFR) September 3, 2015 »
« Entraîner une prise de conscience »
En France, hormis La Montagne dans ses pages intérieures ou Le Monde en une de son édition de vendredi, la presse française avait plutôt consacré sa manchette à la colère des agriculteurs. Interrogé par 20 Minutes, Sean O’Grady, rédacteur en chef au quotidien britannique The Independent, qui a mis la photo quasiment en pleine page, s’en est étonné. « Normalement, nous ne publions pas ce genre de photos, car pénibles à voir, poursuit-il. Mais là nous voulions qu’elle entraîne une prise de conscience, auprès du gouvernement comme de l’opinion. »
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Il s’agissait aussi pour le journal de montrer que « les migrants ce ne sont pas des "cafards", comme ils ont parfois été qualifiés ici, ou juste des personnes à Calais qui cherchent à s’introduire illégalement dans des camions. On voulait montrer que cette des migrants, ce sont aussi des hommes et des femmes qui sont en train de mourir. »
« « La presse européenne » publie la photo d’un enfant syrien noyé en une. Pas en France. http://t.co/WEsXhIq4gZ pic.twitter.com/9EzT6Q1rD8 — Sylvain Ernault (@SylvainErnault) September 3, 2015 »
A son tour, nous avons demandé Jean-Marie Charon, spécialiste des médias, son avis sur l’écart entre les médias européens.
Sur les réseaux sociaux, mercredi soir, l’incompréhension dominait à l’égard de la presse française. Pourquoi ?
Ce que je trouve passionnant, pour avoir suivi des échanges mercredi soir sur Twitter, c’est l’interpellation de la presse française, alors dans le même temps circulaient ces photos sur les réseaux sociaux et en une des journaux anglo-saxons. C’est intéressant de voir comment la presse française va réagir à contre-temps.
Pourquoi cette différence de traitement aussi flagrante entre la presse britannique et la presse française?
Une des explications, c’est probablement l’arbitrage entre les actualités. Ce jeudi, il y avait peut-être moins une actualité intérieure forte en Grande-Bretagne. Alors qu’en France on est ciblé sur le mouvement des agriculteurs, qui constitue une actualité politique, économique et social importante.
D’autres raisons?
C’est aussi une question de traditions journalistiques et culturelles, qui a conduit des rédacteurs en chef à considérer que les photos de l’enfant mort étaient trop dures, ou que l’approche était trop brutale par rapport à un phénomène complexe. A l’étranger, ce phénomène massif occupait énormément l’actualité avec en plus une instrumentalisation politique, mais cette photo permet aux rédactions de donner un caractère concret à la crise des migrants, ce ne sont plus des chiffres impressionnants mais une seule et vraie personne.
Cette photo choque, pourtant des reportages ont déjà couvert la crise des migrants…
Comme c’est une image arrêtée, elle permet de porter une attention soutenue et prolongée à cette situation. Avec la vidéo, les choses sont plus fugitives et plus fluides, la vidéo a moins la capacité à fixer l’émotion. Cette photo permet une réflexion sur un événement qui se déroule depuis des mois, mais qui avait du mal à acquérir une représentation concrète. Sans compter que la possibilité de s’identifier est plus forte quand il s’agit d’enfants.