Prix Albert Londres sur les otages Erythréens: «C’est six mois de travail pour pouvoir tourner 12 heures dans le Sinaï»
MEDIAS•Delphine Deloget, co-réalisatrice avec Cécile Allegra de «Voyage en barbarie», a reçu le Prix Albert Londres. Elle revient pour «20 Minutes» sur ce reportage consacré au trafic d’otages Erythréens en Egypte…Annabelle Laurent
«Des hommes armés, un pick-up, le désert. C’est toujours le même scénario», raconte l’un des témoins, ex-otage. Alors qu’ils fuient l’impitoyable dictature de l’Erythrée, des milliers de réfugiés sont kidnappés par des Bédouins qui les torturent dans des camps du désert du Sinaï jusqu’à obtenir de leurs familles des rançons colossales (jusqu’à 50.000 dollars par personne). Un trafic d’êtres humains, pratiqué en toute impunité. Impensable, très largement ignorée: cette réalité nous frappe de plein fouet dans le reportage coup de poing de Cécile Allegra et Delphine Deloget, Voyage en barbarie*, primé samedi du prestigieux Prix Albert Londres 2015.
«Avant la mode d’égorger les journalistes»
Les deux réalisatrices ont tourné en 2014. «Aujourd’hui, on ne pourrait plus, avec les groupes djihadistes ralliés à l’Etat islamique. On y est allées avant la mode d’égorger les journalistes», lance tranquillement à 20 Minutes Delphine Deloget, 41 ans, documentariste depuis 2003. En 2008, alors qu'elle raconte avec No London Today le monde de cinq jeunes clandestins à Calais, on lui parle «de ces problèmes, là-bas, dans le Sinaï». «On s’est dit [avec Cécile Allegra] qu’il fallait réagir vite», dit-elle. «Qu’il fallait que ça sorte, que ça existe. Y aller, sinon personne ne le ferait.»
Chiffrée, l’ampleur du trafic est ahurissante. Selon une étude publiée en 2013 en Belgique, sur plus de 300.000 Erythréens ayant fui la dictature militaire, 50.000 auraient été kidnappés et rançonnés par des Bédouins. Et plus de 10.000 n’en seraient jamais revenus.
Réfugiés en Suède, les témoins du documentaire ont le corps couvert de plaies. L’un n’a plus ses mains, brûlées au plastique fondu. Mais les images insoutenables des sévices subis n’apparaissent pas tout de suite. Un témoignage exceptionnel les précède notamment, celui d’un ex-tortionnaire qui justifie placidement: «C’est un commerce avant tout. Je ne leur veux rien de mal, à ces Africains».
Un tournage risqué
Un tel témoignage se mérite. «C’était un tournage compliqué: c’est six mois de travail pour préparer et pouvoir aller douze heures dans le Sinaï», explique Delphine Deloget, en précisant: «Il a fallu partir à 2h du matin du Caire, changer de voiture plusieurs fois, démonter la caméra transportée dans une autre voiture, ne pas s’éterniser… Avec le triple risque d’être kidnappé par les Bédouins, d’être au mauvais endroit au mauvais moment en se retrouvant sous une bombe, ou d’être arrêté par l’armée».
De cette prise de risques résulte un film poignant, témoin d’une situation qui se calme aujourd’hui au Sinaï, à cause des bombardements et de l’omniprésence de l’armée, mais qui se répand ailleurs. «Le système s’est exporté au Yémen, en Libye, au Soudan, ils photocopient les kidnappings et les rançons dans des territoires un peu "no man’s land" comme le Sinaï, il faut croire que c’est trop tentant… », commente la réalisatrice.
«On a le sentiment que c’est loin, qu’on n’est pas concernés. Mais les Erythréens, c’est eux à Lampedusa, c’est eux à Calais… Il faut remonter le fil». La réalisatrice souhaiterait désormais consacrer un troisième film à la dictature de l’Erythrée. Mais bien consciente d’une chose: «C’est le revers de la médaille du prix Albert Londres: j’ai la garantie de ne jamais obtenir de visa… Il faudra raconter ça autrement!»
*Le reportage (diffusé en octobre 2014) est mis en ligne par Télérama.fr jusqu’au mardi 3 juin 10h.
Il est également rediffusé ce lundi 2 juin à 12h30 sur Public Sénat et sera diffusé sur France Ô.
Un webdocumentaire en cinq parties a aussi été publié sur lemonde.fr.