Marseille : « Il y a une forme de résilience vis-à-vis de ces règlements de comptes, mais pas de résistance »
INTERVIEW•Depuis le début de l’année, au moins 43 personnes ont été tuées à Marseille dans des règlements de comptes, un record. L’analyse du journaliste à Blast Xavier Monnier, auteur des « Nouveaux parrains de Marseille »
Propos recueillis par Caroline Politi
L'essentiel
- Depuis le début de l’année 2023, au moins 43 personnes ont été tuées à Marseille dans des règlements de comptes. Un record.
- La dernière en date, une jeune femme de 24 ans, a été tuée alors qu’elle se trouvait à son domicile. C’est la troisième victime collatérale depuis le début de l’année.
- Le journaliste Xavier Monnier, auteur des Nouveaux parrains de Marseille et fin connaisseur de la question, revient sur cette augmentation des règlements de comptes.
C’est un inventaire à la Prévert au goût bien amer. Dimanche soir, à Marseille, Socayna, 24 ans, est touchée en pleine tête par une balle perdue alors qu’elle se trouvait dans sa chambre, assise à son bureau. L’étudiante a été victime d’un tir à l’aveugle de kalachnikov, au pied de son immeuble connu pour être un point de deal. Le lendemain, à l’Estaque, un homme de 56 ans est abattu par deux hommes à scooter armés d’un fusil d’assaut. Mardi, à quelques kilomètres à peine de la cité phocéenne, un homme est retrouvé brûlé dans le coffre de sa voiture. Un meurtre « signature » des règlements de comptes.
Depuis le début de l’année, au moins 43 personnes ont été tuées à Marseille, dont trois au moins sont des victimes collatérales de ces règlements de compte sur fond de trafic de drogue. Il faut y ajouter 109 blessés. C’est largement plus que les années précédentes. Selon le parquet de Marseille, en 2022, 32 personnes ont perdu la vie dans pareilles circonstances, et 25 en 2021. Ce record n’a pourtant surpris personne. En avril, Dominique Laurens, la procureure de la République de Marseille, l’avait même prédit, faisant part de son inquiétude face à une « dynamique particulièrement inquiétante ». Comment expliquer ce qui se joue actuellement ? Eléments de réponses avec le journaliste de Blast Xavier Monnier, auteur des Nouveaux parrains de Marseille (ed. Fayard, 2016) et fin connaisseur de la cité phocéenne.
Depuis le début de l’année, au moins 43 personnes sont mortes à Marseille dans des fusillades, contre 32 l’an dernier. Comment explique-t-on cette augmentation malgré les renforts policiers de ces derniers mois ?
C’est assez difficilement audible, mais il faut bien comprendre que l’activité policière crée les conditions de ces règlements de comptes. A partir du moment où on « tape » les réseaux, c’est-à-dire qu’on interpelle des gens, qu’on démantèle des points de deal, mécaniquement, d’autres clans vont tenter de reprendre leur part. Il y a aussi des éléments plus conjoncturels : une sortie de prison, une vendetta, un conflit entre deux clans…
On a eu ça il y a quelques années à Fontvert ou aux Tilleuls. A chaque fois, il y a eu beaucoup de morts. Et il faut bien se rendre compte que ces clans tiennent d’autres cités, ça se répand partout dans la ville.
En avril dernier, la procureure de la République de Marseille, Dominique Laurens, estimait que « cette dynamique particulièrement inquiétante » allait se poursuivre dans les mois à venir. Partagez-vous son analyse ?
Bien sûr. Ce à quoi on assiste, c’est une coupe qu’on a laissée se remplir pendant des années et qui, aujourd’hui, est trop pleine.
Les règlements de comptes, ce n’est pas nouveau à Marseille. Loin de là. Mais pendant des années, notamment sous l’ère de l’ancien maire, Jean-Claude Gaudin, il y avait un peu cette idée que tant qu’ils se tuaient entre eux et que ça restait dans les quartiers nord, ce n’était pas si grave. Le problème, c’est que des quartiers populaires, il y en a partout dans la ville et que, forcément, à un moment, cette violence déborde.
Il y a deux ans a été lancé le plan « Marseille en grand », des investissements destinés à l’éducation, au logement, aux transports…
Ce n’est que le début, il faut attendre de voir ce que ça donne. Dans tous les cas, la situation ne va pas changer du jour au lendemain. Le trafic ne s’est pas construit à partir de rien, il y avait un terreau pour que cela prospère. Pendant des années, l’État s’est totalement désengagé de ces quartiers.
La Paternelle, par exemple, pendant longtemps, était relativement tranquille. Ce ne sont pas des grandes barres comme à la Castellane ou à Fontvert, mais plutôt de petits immeubles. L’école de police était juste derrière, c’était calme. Puis elle a déménagé et on a laissé la situation se détériorer. Aujourd’hui, on paye les conséquences de toutes ces années à ne rien faire.
En parallèle, la présence policière n’a eu de cesse d’augmenter…
La répression policière est nécessaire - on ne peut pas laisser des tueurs en liberté - mais elle ne peut pas suffire, on le constate au quotidien. La question, c’est : est-ce que le tout répressif est la bonne méthode ?
Puisqu’on a perdu la guerre, organisons le marché. C’est tout le sujet de la dépénalisation et de la légalisation de certaines drogues. Au Portugal, depuis qu’ils ont emprunté cette voie, il y a beaucoup moins de règlements de comptes violents. Mais ce n’est pas la voie que semble vouloir prendre le gouvernement.
Que pensez-vous du terme « narchomicide » employée par la procureure pour décrire la situation de la ville ?
On parle aussi de « mexicanisation » de Marseille. A vrai dire, il n’y a pas besoin de traverser l’Atlantique pour parler des effets de la criminalité, regardez ce qui se passe à Rotterdam ou à Anvers. A titre personnel, je n’aime pas beaucoup ce terme mais il reflète une réalité, c’est-à-dire des gens qui se font tuer à cause du trafic de drogue. Certains y prennent part. D’autres non, ou alors de manière totalement dérisoire. Quand des gamins de 14 ou 15 ans se font tuer, on se doute bien que ce ne sont pas des têtes de réseau.
Comment expliquer ce rajeunissement des victimes ?
Ça a commencé dans les années 2010, et cela n’a eu de cesse de s’accentuer depuis. Pourquoi, partout dans le monde, les trafiquants – quels qu’ils soient – utilisent-ils des enfants ou des jeunes ? Parce qu’on s’en méfie moins, on les paye moins cher, ils risquent moins d’un point de vue judiciaire et il y en a beaucoup donc ils sont remplaçables. Ils jouent de plus en plus les petites mains. Or, dans une guerre commerciale, ce sont ces petites mains qui trinquent. Les chefs de ces clans ont pour la plupart quitté Marseille et vivent à l’étranger. A Dubaï, au Maroc, dans les Emirats…
La Seine-Saint-Denis, qui est un territoire relativement comparable – une population jeune, des poches de pauvreté et une plaque tournante du marché de la drogue – ne compte « qu’une » vingtaine d’homicides depuis le début de l’année. Comment expliquez-vous cette spécificité marseillaise ?
Je ne suis pas un spécialiste de la Seine-Saint-Denis, il y a probablement plusieurs facteurs qui expliquent cela mais on peut supposer que le marché est plus structuré, stabilisé. Lorsque c’est le cas, il y a une forme de contrôle où tout le monde reste sur ses gardes. Et Marseille est au carrefour du trafic, à proximité de l’Espagne, de l’Italie. Il y a une longue tradition de clans qui se renouvellent.
Ressentez-vous un ras-le-bol de la population vis-à-vis de cette situation ?
En Sicile, dans les années 1980, il y avait d’immenses manifestations contre la mafia. Elles réunissaient des milliers de personnes, les images étaient très impressionnantes. A Marseille, lorsqu’il y a des marches blanches, il y a tout au plus 100 ou 200 personnes.
Il y a une forme de résilience vis-à-vis de ces règlements de comptes, mais pas de résistance. Cela montre à quel point cette ville est balkanisée, ce qui se passe dans un quartier ne concerne pas l’autre. Il n’y a pas d’union ni de solidarité sur cette question.