«Tyrannie», «trahison» ou «hommage»... Comment vit-on avec les comptes Facebook de ses proches décédés ?
USAGES•A l’occasion de l’émission Lien : « La mort, si on en parlait ? » organisée par la Maif et le Groupe VYV, 20 Minutes lance une série d’articles sur le thème de la mort numérique.Camille Poher
«C’est l’anniversaire de Pauline aujourd’hui. Envoyez-lui un petit message ! » Malheureusement Pauline est décédée il y a deux ans et visiblement personne n’a pensé à supprimer son compte Facebook. Une situation qui peut sembler anecdotique mais qui va pourtant toucher un nombre sans cesse croissant d’utilisateurs de la plateforme. En effet, si on en croit un groupe de chercheurs de l’Université d’ Oxford, en 2070 il y aura plus de morts que de vivants sur Facebook. Alors comment faire son deuil dans un monde hyperconnecté et comment surmonter la mort d’un proche quand son profil est encore actif ? Nous vous avons posé la question dans le cadre de notre série en lien avec l’émission « La mort, si on en parlait ? » organisée par la Maif.
Tyranie de l’être décédé
Ces comptes Facebook, Instagram ou encore Twitter de personnes décédées encore actifs, que l’on nomme aussi fantômes numériques, semblent pour beaucoup d’entre vous freiner le processus de deuil. « J’ai perdu un de mes amis en février dernier. Ce qui me fait le plus bizarre c’est quand je vais dans la rubrique Souvenirs sur Facebook. Il y a encore ses likes et ses commentaires sous certaines de mes photos, et ça me fait vraiment quelque chose », confie ainsi Julien*.
Pour Michael Stora, psychanalyste et cofondateur de l’OMNSH (Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines) cela n’a rien d’étonnant puisque le deuil, numérique ou non, se fait par étapes. « La première étape est souvent vécue comme une tyrannie de l’être décédé qui se traduit par un sentiment d’omniprésence du défunt. Les réseaux sociaux s’inscrivent dans cette dynamique et nous laissent comme bloqués dans ce temps du deuil. Cela peut être difficile à vivre. »
C’est également le constat qu’a fait Manon* après la mort de sa meilleure amie dans un accident de voiture il y a cinq ans. « Son profil Facebook n’ayant pas été clôturé par sa famille, des gens viennent encore lui écrire », raconte la jeune femme. Un monologue morbide qui pour cette dernière s’apparente à du voyeurisme. Pas aussi dur sur le sujet, le psychiatre Michael Stora confirme toutefois que « garder la page Facebook d’un défunt, ne pas résilier la personne décédée comme ami, continuer à lui envoyer des messages ou même publier en son nom, peut être mauvais pour le processus de deuil. »
Mais pour lui, rien dans l’histoire de Sophie n’est propre à l’ère numérique. En effet l’évocation constante de la personne décédée et la mise en scène de sa disparition via les souvenirs ont toujours fait partie du rituel de deuil dans ce qu’il a de plus classique. « Les comptes toujours actifs sur les réseaux sociaux ne sont que la transposition de ces anciens usages au monde moderne. »
Couper les ponts numériques
Djamila*, elle, estime que conserver le compte d’un proche s’apparente à un devoir de mémoire : « Mon compagnon est décédé il y a un peu plus de 2 ans et j’ai l’impression que si je supprime son profil Facebook cela serait comme une trahison. » Mais est-ce que supprimer signifie forcément oublier ? Pas pour le praticien. Pour Michael Stora en effet, il est important de rappeler que le deuil n’est absolument pas « oublier la personne disparue » mais uniquement « apprendre à vivre avec son absence ».
C’est d’ailleurs pour cela que Julien* a tout de suite voulu couper les ponts numériques avec ses proches disparus. « Afin de faire le deuil de certaines personnes, j’ai choisi de les supprimer de ma liste d’amis. J’ai préféré couper », nous explique le jeune homme. Une façon pour lui de ne pas pathologiser le processus de deuil et de tourner réellement la page.
Fantasmer l’immortalité
Fleurir une tombe ou poster un commentaire, feuilleter un album d’images ou scroller les photos souvenirs, pour notre psychologue, tout cela revient finalement au même : « Il s’agit de rester actif pour ne pas être submergé et pour apprendre à pallier la solitude que peut parfois provoquer un décès. » Pourtant Michael Stora voit dans cette confrontation à la solitude que provoque une disparition, une étape essentielle puisque c’est elle qui nous confronte à nous-même.
« Les innovations numériques qui tentent de déjouer cette étape et qui finalement nous protègent de notre propre angoisse de la mort, représentent un vrai risque », pour le psychiatre. Alors vivre avec son temps, oui, mais fantasmer l’immortalité, c’est peut-être là la limite d’un deuil numérique.
*Les témoignages ayant été recueillis anonymement, des prénoms ont été attribués pour fluidifier la lecture.
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