Festival Cité-Philo : « Le caractère prédateur du capitalisme détruit tous les niveaux de vie », pour Philippe Descola
INTERVIEW•L’anthropologue Philippe Descola, spécialiste des relations entre la nature et la culture, participe à plusieurs conférences à Lille pour l’édition 2019 de Cité-PhiloPropos recueillis par Gilles Durand
L'essentiel
- L’anthropologue Philippe Descola, spécialiste des relations entre l’humain et son environnement, est l’invité d’honneur du festival Cité-Philo.
- Le scientifique a passé plusieurs années parmi les Achuar, une population jivaro d’Amazonie, entre le Pérou et l’Equateur.
- Il suit avec intérêt l’expérimentation de vie commune menée dans la Zad de Notre-Dame-des-Landes.
L’homme est-il capable de se réadapter à son milieu naturel ? L’anthropologue Philippe Descola est un spécialiste du sujet. Invité d’honneur du festival Cité-Philo, il participe, ces samedi et dimanche à plusieurs conférences* à Lille, où il sera question de relations entre humains, mais aussi non-humains, à travers son expérience de vie parmi les Achuar, une population jivaro d’Amazonie, entre le Pérou et l’Equateur.
Pouvez-vous nous raconter votre expérience avec les Achuar ?
On se détoxifie la cervelle car ils ont une manière de se relier au monde très différente de la nôtre. Avec ma femme, nous avons vécu trois ans là-bas dans les années 1970. A leur contact, nous avons fait de la philosophie pratique. J’y reviens souvent, comme dans une maison d’enfance. A chaque fois, il faut réapprendre à s’asseoir, à dormir. Les techniques du corps varient par rapport à nos modes de vie.
Vous n’avez jamais eu peur car c’est un peuple très belliqueux…
J’ai toujours su éviter les conflits. Mais c’est aussi une réputation qu’ils cultivent. Ça leur permet d’éviter d’être envahis. Les Achuar militent aussi pour empêcher la construction de routes qui permettrait de pénétrer au sein de leur territoire. Mais ils ne vivent pas pour autant en autarcie. Avec l’aide d’une ONG, ils ont formé, par exemple, une petite compagnie aérienne et un système de transport fluvial avec des pirogues équipées de moteurs à panneaux solaires.
Que pensez-vous de ce qu’il se passe en Amazonie ?
C’est une erreur de penser que l’Amazonie est un espace vierge de toute culture humaine. La forêt est le résultat des techniques horticoles. C’est, en partie, une forêt façonnée par les Indiens. Chez eux, la culture sur brûlis existe aussi, mais à petite échelle. On coupe les arbres pour fabriquer une clairière où on va faire pousser du manioc ou des bananiers. Ces jardins potagers sont la base de la subsistance. Puis l’espace est abandonné et recolonisé par la forêt. C’est une technique qui existe depuis 8.000 ans et qui aboutit à ce que la forêt soit préservée. Les terres amazoniennes sont assez pauvres. La fertilité des sols est liée à l’humus. Il faut donc que la forêt s’autoalimente.
Le défrichement massif, utilisé notamment par les grands propriétaires terriens, est donc dangereux…
Ces techniques de défrichement rendent impossible la régénération. Elles servent à faire de l’élevage extensif, ce qui est une aberration écologique, ou de l’huile de palme et du café, par exemple. Tout ça est en partie destiné au marché européen. Les Occidentaux ont donc une forte coresponsabilité sur ce qu’il se passe là-bas..
Que pensez-vous de l’influence de Greta Thunberg ?
Forcément, ça agace de voir des enfants comme Greta Thunberg vous donner des leçons, mais heureusement qu’elle fait ça. Voilà 40 ans que je m’intéresse en tant que chercheur à ces questions d’environnement. J’avais l’impression d’être un peu seul. J’ai l’impression que ça change avec l’éveil des consciences sur le réchauffement climatique. C’est malheureux qu’il ait fallu un phénomène aussi grave. Les jeunes générations qui paraissaient indifférentes à ça pendant longtemps, se mobilisent à présent. Et ça, c’est un motif d’espoir considérable.
En quoi l’expérience de Notre-Dame-des-Landes vous intéresse-t-elle ?
Je suis globalement déçu par la ligne politique générale des mouvements écologistes qui sont trop réformistes. Mais je m’intéresse aux mouvements alternatifs qui me semblent imaginer des solutions. Je suis allé à Notre-Dame-des-Landes, il y a quelques semaines. Je trouve qu’on est face à une expérience politique et sociale de vie en commun d’une extrême originalité, fondée sur l’identification profonde entre les habitants humains de la Zad [zone à défendre] et un environnement. Cette identification les conduit à ne pas traiter leur environnement comme une sorte de supermarché ou un stock de ressources à exploiter. Ils doivent aussi inventer une vie commune démocratique. Quelle portée cela peut-il avoir pour transformer nos manières de faire contre le caractère prédateur du capitalisme qui détruit, non seulement les individus, mais aussi les autres niveaux de vie.
Quelle solution peut apporter l’Etat dans cette expérience ?
L’idée serait d’offrir à ce site une personnalité juridique comme c’est le cas, par exemple, en Nouvelle-Zélande, avec une rivière. Le droit français le permet. Les habitants d’un territoire deviennent, non pas les possesseurs de ce territoire, mais les possédés. Ça inverse le caractère prédateur et « appropriateur » des humains vis-à-vis des milieux. Ça a déjà existé en France avec le système des « communs ». Le développement du capitalisme, depuis le 17e siècle, a contribué à l’érosion des « communs » en permettant l’appropriation privée d’un très grand nombre d’espaces et des ressources. Les Landes étaient, par exemple, des « communs », avec des marais où paissaient les moutons. Jusqu’à Napoléon III au 19e siècle. On a mis des lotissements aux enchères pour couvrir ce territoire de plantations de pins qu’on connaît aujourd’hui.
* Samedi (18 h 30) au Théâtre du nord, dimanche (11h) à l’auditorium du palais des beaux-Arts et à 15 h à la gare Saint-Sauveur autour de la projection du film « Le chant de la forêt ».