Le Tour de France déraille: Quand les coureurs carburaient à l'alcool
CHUTE A L'ARRIERE (1/3)•Le rapport des coureurs cyclistes à l’alcool a beaucoup évolué depuis le début du Tour de France. Quelle est la part de légende et de réalité ?Gilles Durand
L'essentiel
- A l’occasion des étapes des Alpes du Tour de France, 20 Minutes, en partenariat avec Retronews, vous propose de revenir sur les grandes défaillances de coureurs.
- A une certaine époque, l’alcool n’était pas interdit sur l’épreuve.
- Le « bistrot fatal » était-il une légende dans les années 1920 et 1930 ?
Cet été, 20 Minutes revient sur des grandes défaillances du Tour de France à l’occasion des étapes des Alpes, en partenariat avec Retronews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France. Aujourd’hui, l’alcool, qui servait de carburant aux coureurs de la Grande Boucle, a-t-il eu des conséquences sur les résultats ?
Imagine-t-on Thibaut Pinot dans une pub vantant les vertus du pinot gris, ce vin d’Alsace ? Et pourtant, il fut une époque où les coureurs cyclistes du Tour de France n’hésitaient pas à faire la promotion de spiritueux. « Du cran, de l’entrain, du Clacquesin [une liqueur à la mode dans les Années folles] », entonnait Antonin Magne, vainqueur du tour en 1931 et 1934.
Jusque dans les années 1960, qu’importe l’ivresse de la course, pourvu qu’on voie le flacon. Les marques de breuvages alcoolisés sponsorisent gaiement l’épreuve. Vainqueur du Tour à cinq reprises, Jacques Anquetil a remporté les trois derniers (entre 1962 et 1964) sous le maillot Saint-Raphaël, un vin cuit à la mode. Le même Jacques Anquetil qui se vantait d’avoir, un jour, goûté de l’eau, mais préférait visiblement la sangria, et surtout le champagne.
Considéré comme un antidouleur
A cette époque, on croyait encore aux vertus de l’alcool pour pédaler plus vite et plus fort. Bière, vin, champagne et même cognac ou eau-de-vie, les coureurs en avalaient des litres durant l’épreuve, les considérant comme un antidouleur. « Il faut se replacer dans le contexte. D’abord, ces boissons étaient plus sûres que l’eau des puits et des sources, en bord de route. Ensuite, on croyait que c’était nourrissant pour les ouvriers et les fermiers, donc pourquoi pas pour les coureurs ? », explique Pascal Sergent, ancien coureur amateur de Roubaix, dans le Nord, devenu historien du cyclisme*.
L’exemple le plus édifiant est Léon Georget, qui courait au début du XXe siècle. « Il était surnommé “le Brutal” ou “Gros Rouge” parce qu’il buvait du gros vin rouge, souligne Pascal Sergent. Il n’était pas rare, dans les années 1910, de voir les coureurs partir avec des bouteilles de vin en verre. »
L’alcool aide aussi à supporter les conditions de course très éprouvantes avec, notamment, des étapes nocturnes jusqu’au milieu des années 1920. Et les règlements favorisaient même indirectement cette pratique : il était interdit de se partager les bidons d’eau. « Il n’y avait pas de notion d’équipe. On n’avait pas le droit, non plus, de se prêter du matériel », précise Pascal Sergent.
Escale dans les bars
Certes, il existait des ravitaillements officiels lors des contrôles de signature, mais les coureurs avaient d’autres solutions : la générosité des spectateurs ou l’escale dans les « bistrots ». « Ils débarquaient à 20 ou 30 dans un café et le dévalisaient, en disant d’envoyer la facture à la direction du Tour qui ne payait jamais. Le plus souvent, ils trouvaient du vin ou de la bière », reconnaît Pascal Sergent.
Les ravitaillements sauvages sur le bord des routes pouvaient aussi se transformer en foire d’empoigne, faisant d’ailleurs naître une polémique en 1935. Elle concerne un dénommé Julien Moineau. A 31 ans, le coureur de Clichy a intégré, depuis six ans, le club cycliste d’Arcachon, en Gironde.
Le 25 juillet, il est le régional de l’étape landaise entre Pau et Bordeaux. A environ 50 km de l’arrivée, Moineau prend la poudre d’escampette. « La route était envahie par des porteurs de canettes de bière : il profita de l’inattention des coureurs pour filer à toute allure », raconte Géo Villetan dans Paris-Soir dénonçant plus loin, sans autres explications, « le plus drôle c’est que tout avait été préparé. Mais oui, préparé… »
Futur directeur du Tour pendant vingt-cinq ans, Félix Lévitan, alors journaliste, confirme lui aussi, la rumeur dans Match : « Moineau avait posté là quelques amis qui tendirent quelques canettes aux coureurs. »
Un quart d’heure d’avance sur le peloton
La Petite Gironde renchérit avec poésie : « Cette offensive, Julien Moineau l’avait préparée de toutes pièces. Il avait fait venir un grand plateau pour obtenir le braquet nécessaire sur ces routes qu’il connaît si bien. Enfin, il avait préparé un piège avant Marcheprime, ou plutôt un point d’eau. Tout comme les opérateurs de cinéma truquent les alentours des marais où vont boire les bêtes fauves. »
Résultat, le Girondin règle l’étape avec un quart d’heure d’avance sur le peloton, mettant, par la même occasion, une belle option sur une prime de 10.000 francs qui récompensait le plus gros écart sur une étape.
Julien Moineau a toujours nié être de mèche avec les ravitailleurs. Antonin Magne, jeune retraité du vélo et engagé comme suiveur par Paris Soir se contente, pour sa part, de féliciter le vainqueur. « Moineau a été le champion du jour, parce que, de tous, il sut le mieux résister à la soif », écrit-il.
Zaaf aspergé de vin
Après le Seconde Guerre mondiale, cette « chasse à la canette », n’avait pas disparu des mœurs. L’expression est utilisée par un journaliste dans L'Aube du 28 juillet 1950, lequel raconte les mésaventures d’Abdel-Kader Zaaf, célèbre cycliste algérien qui participait au Tour au sein de l’équipe coloniale d’Afrique du Nord.
Là aussi, il est question de bibine. Mais « à l’insu de son plein gré » pour le fameux Zaaf. Lors d’une étape reliant Perpignan à Nîmes, il avait profité, avec son compatriote Marcel Molinès, d’un ravitaillement sauvage du peloton pour lui fausser compagnie. Chargé aux amphétamines, Zaaf partait en solitaire pour remporter l’étape. Lorsque, à 30 kilomètres de l’arrivée, il s’effondra et vint percuter un arbre.
Pour le réanimer, les spectateurs crurent bon de l’asperger avec ce qu’ils avaient sous la main, c’est-à-dire des bonbonnes de vin. On ne l’apprendra que plus tard. Secoué par les vapeurs d’alcool, le coureur a repris connaissance, puis la route, mais dans le mauvais sens. La presse prit un malin plaisir à expliquer sa défaillance par un trop-plein d’alcool. Le mot « Zaaf » devenant, à Alger, synonyme de « s’en mettre un derrière la cravate ».
Cognac avec du sucre par temps froid
Si Zaaf, musulman pratiquant, n’était pas un adepte de la picole, d’autres champions s’en vantaient. Juste après la Première Guerre mondiale, Eugène Christophe, premier maillot jaune de l’histoire du tour en 1919, racontait volontiers que sa victoire devait aussi aux « excitants » qu’il prenait : cognac avec du sucre par temps froid, ou champagne.
Dans les années 1920, les écarts sont tellement importants entre les coureurs que ces derniers peuvent se permettre parfois des arrêts dans les bars pour lutter contre la soif. Il n’en faut pas plus pour que naisse la légende du « bistrot fatal » justifiant certains abandons.
« Surtout plus de bistrot fatal. Cela me sera facile car, vous le savez bien, je suis très sobre », ironise le Français Robert Jacquinot, toujours dans L’Intransigeant, le 22 juin 1924. Avant le départ de la Grande Boucle de 1925, le Belge Louis Mottiat assure, toujours dans L’Intransigeant : « En ce moment, je me suis décidé à ne plus m’arrêter au bistrot fatal avant Paris. »
D’où vient l’expression « bistrot fatal » ?
Le 11 juillet 1926, l’envoyé spécial de Paris Soir trouve l’origine du « bistrot fatal » dans la traversée de la Crau, dans les Bouches-du-Rhône. Evoquant l’étape Perpignan-Toulon, longue de plus de 400 km, le journaliste René Herbert écrit : « Etape du soleil et de la poussière, étape de la soif, celle où est née la légende du premier bistrot fatal, celle qui brûle les yeux et emplit les oreilles du chant des cigales (…). »
Le « bistrot fatal » d’Henri Pélissier, vainqueur du Tour en 1923, c’est à la sortie de Nantes, à Pont-Rousseau, qu’il se situe. Le 11 juillet 1932, l’ancien coureur raconte, dans sa rubrique « Le Carnet d’un ancien forçat » sur Paris Soir : « C’est là que Jacquinot et moi, en effet, avions trouvé à deux reprises “l’homme au marteau” au fond d’une bouteille un peu forte. Ce qui, pourtant, n’était pas notre habitude. »
Selon Pascal Sergent, aucune défaillance officiellement liée à un abus d’alcool n’est avérée. Et l’évolution de la préparation physique va faire changer un peu les mentalités. « Le premier qui réfléchit à une hygiène de vie saine est l’Italien Fausto Coppi, à la fin des années 1940 », note-t-il.
La mort de Tom Simpson
C’est finalement un drame qui va définitivement bannir l’alcool du Tour. En 1967, le Britannique Tom Simpson laisse sa vie sur les cols du mont Ventoux après avoir consommé des produits dopants mélangés à du cognac. C’est son équipier qui lui avait donné involontairement le flacon, récupéré dans un bar.
L’année suivante, le Tour, symboliquement, part de Vittel et les ravitaillements vont désormais s’organiser de façon plus pointue. Depuis, ils sont rares ceux qui se permettent des écarts en course, comme l’Australien Adam Hansen en 2013. Ce qu’il appréciait dans la montée de l’Alpe d’Huez ? « Peut-être la bière gratuite », avoue-t-il, dans un tweet, où on le voit trinquer, un verre à la main, avec le public.
En 2018, le maire de la commune a interdit la vente d'alcool sur la montée de l’Alpe d’Huez. Mais Adam Hansen ne participe plus au Tour de France.