Gironde : Des Marocains ont-ils « exploité les rêves d’Europe de leurs compatriotes » via une traite d’êtres humains ?
esclavagisme moderne•Ce jeudi, cinq prévenus ont été jugés devant le tribunal correctionnel de Bordeaux pour « traite des êtres humains » après avoir fait venir du Maroc quatre jeunes qui ont travaillé dans des vignes sans être payés et ont été hébergés dans des taudisElsa Provenzano
L'essentiel
- Quatre Marocains auraient été attirés en Gironde et dans le Lot-et-Garonne, entre le printemps 2022 et le printemps 2024, par la promesse d’un emploi dans l’agriculture et d’un logement décent. Ils auraient été exploités après qu’on leur a extorqué 10.000 euros.
- La procureure accuse les prévenus d’exploiter les rêves d’Europe des Marocains pour s’enrichir avec une main-d’œuvre bon marché, tandis que leur défense nie les faits.
- Des peines allant jusqu’à 30 mois de prison dont 2 ans avec sursis probatoires, et 50.000 euros d’amende pour traite d’êtres humains ont été requises contre les accusés principaux. Le délibéré sera rendu le 25 juillet.
«Ils veulent simplement récupérer ce qu’ils ont perdu », lance Jean Trebesses, avocat de deux des quatre parties civiles, à la sortie d’une audience de neuf heures où trois prévenus ont été jugés ce jeudi au tribunal correctionnel de Bordeaux, pour traite d’êtres humains dans les vignes, entre le printemps 2022 et ce printemps 2024.
La peine maximale encourue est de dix années de prison. Deux autres, des conjointes, étaient renvoyées pour complicité. Tous les prévenus nient les faits et leurs avocats ont plaidé la relaxe.
Entre mai 2022 et mai 2024, Driss et son neveu Larbi sont soupçonnés d’avoir fait venir du Maroc quatre jeunes hommes en Gironde et dans le Lot-et-Garonne. Ils les auraient fait travailler plusieurs mois à un rythme effréné dans les vignes, sous la supervision de Jilali, le frère de Driss et le père de Larbi, contre seulement quelques centaines d’euros.
Les quatre travailleurs étaient hébergés dans un appartement insalubre pour lequel ils demandaient tout de même un loyer de 200 euros par mois. « Il n’y a pas de petits profits », tacle la procureure, faisant valoir qu’avec jusqu’à sept occupants, cela fait une belle somme tandis que le loyer dans cette commune rurale, pour la même surface, s’établit à 350 euros mensuels.
Un « ticket d’entrée » à 10.000 euros
Le ticket d’entrée pour venir travailler en France était fixé par tête à 100.000 dirhams, soit 10.000 euros, quand le smic marocain est équivalent à 250 euros. La promesse qui leur a fait quitter leur pays, et s’endetter auprès de leur famille, était celle d’un contrat pour trois ans de travail, avec une rémunération de 1.600 euros par mois et un logement sur place.
« En attente de carte séjour, les étrangers sont à la merci de ceux qui les font venir sur le territoire français », souligne Jean Trebesses, avocat de deux parties civiles et spécialiste du droit des étrangers. La procureure, Perrine Lannelongue, parle de « l’exploitation des rêves d’Europe de leurs compatriotes » par les prévenus pour profiter d’une main-d’œuvre très bon marché et s’enrichir.
Les victimes de traite rarement aux audiences
Elle souligne que la présence de victimes de traite à l’audience est rare et s’en félicite. Elles ont dû faire face à une ribambelle de travailleurs marocains, originaires du même village que les prévenus, venus témoigner en leur faveur. L’un d’eux, qui fait partie de la famille des prévenus, avait déclaré avoir versé plusieurs milliers d’euros pour venir travailler en France pendant l’enquête, avant de se rétracter à l’audience.
Les avocats de la défense réfutent la qualification de « traite », reconnaissant du bout des lèvres qu’à la limite le dossier aurait pu concerner des poursuites pour conditions d’hébergement indignes ou non paiement d’heures supplémentaires. Dans ce secteur agricole en tension, les recrutements sont difficiles et le travail harassant et ça, ce n’est pas la faute de leurs clients.
Des journées « marathon »
Un jeune homme élancé d’1,92 m, la vingtaine, s’avance à la barre. « J’ai toujours voulu venir en France », glisse, en français, celui qui a fait des études au Maroc et représente « l’espoir » de sa famille ». Il se souvient avoir « fait un câlin » à Larbi, venu le chercher à l’aéroport de Bordeaux, tellement il est content. En juin 2022, il arrive à Sainte-Bazeille, dans le Lot-et-Garonne, et va vite déchanter. Tout est sale, il n’y a pas d’eau chaude et quatre personnes sont déjà entassées dans l’appartement de deux chambres où il dort recroquevillé sur un canapé.
Il embauche dans les vignes à 5 heures du matin après une heure de route et il faut courir pour travailler vite, houspillé par Jilali qui fait la loi dans les rangs. « Un vrai marathon », lâche-t-il à la barre. Après, vers 14 ou 15 heures, il doit se rendre utile sur le chantier de construction de la maison de Larbi. Ce dernier nie ces faits, assurant qu’il a fait appel à des entreprises qualifiées. Sur quatre mois, le jeune travailleur va toucher seulement 1.200 euros en espèces.
« je me suis rendu compte que je m’étais fait arnaquer »
Un autre jeune marocain, partie civile, témoigne, aidé d’une interprète, d’un parcours similaire avec son frère, alors qu’il ne connaît pas les autres plaignants. Mécaniciens automobiles au Maroc, ils réunissent péniblement la somme de 10.000 euros en vendant des voitures et en recourant aussi à la solidarité familiale. « Quand on m’a dit fin juin que je n’aurais que 300 euros et le reste plus tard, c’est là que je me suis rendu compte que je m’étais fait arnaquer », lâche-t-il, dépité.
Le rapport de l’inspection du travail suite à des visites dans les logements loués pour héberger les saisonniers, le 23 mai 2024, parle de manquements aux normes d’hygiène et de sécurité et relève « moisissures », « cafards » et problèmes de ventilation. L’avocat de Larbi, Me Julien Plouton, fait valoir que ce rapport intervient deux ans après le début des faits et qu’il ne relève pas des défauts structurels mais plutôt d’entretien.
Le conseil remet aussi en cause l’isolement des plaignants : « ils ont la liberté d’aller et venir et ont des membres de leur famille à proximité ». « Ils ne sont pas attachés au radiateur, lui rétorque maître Uldrif Astié, qui défend l’une des parties civiles. Mais on leur prend leur passeport et on leur fait craindre la police, en les incitant à ne pas quitter les lieux ».
« S’ils étaient moins payés, c’est qu’ils venaient moins travailler »
Larbi explique qu’il recourt à de la main-d’œuvre étrangère à cause d’une problématique de recrutement en France. Si les contrats de travail pour les saisonniers étrangers ne sont pas illégaux, ils sont encadrés et ne peuvent évidemment pas être achetés. « Je n’ai perçu aucun argent », assure-t-il ce jeudi, contredisant ses déclarations en garde-à-vue, évoquant des pressions. Si les saisonniers portent plainte c’est « pour avoir des papiers », assure-t-il, faisant allusion au régime de protection qui existe pour les victimes d’asservissement.
L’épouse de Jilali et mère de Larbi, est renvoyée pour complicité. Chargée des tâches administratives, elle explique que « s’ils étaient moins payés c’est que ces quatre-là ne venaient pas travailler tout le temps ». Et la conjointe de Driss, dévolue aux mêmes fonctions pour son mari, explique que si les logements sont suroccupés c’est « qu’ils veulent rester ensemble ». Bavarde, elle suggère aussi à l’audience que son mari a évoqué la possibilité de faire payer des contrats. Son avocate, maître Delphine Gali, vient à son secours en expliquant « qu’intimidée, elle a avoué des choses qu’elle n’a pas faites. »
« Rien à voir avec cette histoire »
Si les plaignants identifient Jilali comme le vrai patron, Larbi, son fils, assure qu’il n’était que son employé et que son père, travailleur agricole depuis quarante-trois ans, ancien employeur, n’était pas décisionnaire. Il ne reconnaît pas pour autant son implication, ni aucun autre des prévenus à l’audience. Larbi conclut même en disant qu’il n’a « rien à voir avec cette histoire ».
Trente mois de prison dont deux ans de sursis probatoire et 30.000 euros d’amende ont été requis contre Larbi et Driss et, trente mois d’emprisonnement dont six avec sursis probatoire et 50.000 euros d’amende pour Jilali, déjà condamné pour travail dissimulé. Contre les deux épouses jugées pour complicité, la procureure a requis un an avec sursis simple et 10.000 euros d’amendes chacune. Le délibéré sera rendu le 25 juillet.
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