Prisons, procès, rugby… On a (re) passé une heure en voiture avec Éric Dupond-Moretti
entretien•Le ministre de la Justice a répondu aux questions de « 20 Minutes » à l’occasion d’un déplacement au centre pénitentiaire de Troyes-Lavau, dans l’AubeThibaut Chevillard
L'essentiel
- En début d’année, nous vous avions raconté notre long entretien avec Eric Dupond-Moretti, lors d’un déplacement à Reims.
- À l’occasion cette fois-ci d’une visite au centre pénitentiaire de Troyes-Lavau, dans l’Aube, 20 Minutes a pu s’entretenir une nouvelle fois, durant près d’une heure, avec le ministre de la Justice.
- Le garde des Sceaux a répondu à nos questions sur la construction de nouvelles places de prison, ses relations avec le ministre de l’Intérieur, ou encore son procès devant la cour de justice de la République.
Durant toute la cérémonie, Jean-Claude a attendu son maître dans la voiture. Il est 17 heures lorsque le ministre de la Justice prend enfin place à l’arrière de la berline. Le teckel nain à poil dur, âgé de 4 ans, l’accueille en aboyant et en réclamant des papouilles. « Lui, il a un parcours particulier », nous confie Éric Dupond-Moretti. « Il est né en Ukraine, mais avant la guerre. Quand je suis arrivé au ministère, j’avais des setters irlandais. Ça allait être compliqué, donc un de mes copains qui chasse tous les jours les a pris. Je voulais un petit chien, pour pouvoir le transporter. J’avais le choix entre ça et un petit Jack Russell. » Un ami éleveur lui a ramené le chiot, alors âgé d’un an, qui se trouvait en Pologne. Il l’a appelé Jean-Claude, comme son « pote de chasse ».
La pluie commence à tomber lorsque le convoi ministériel quitte le centre pénitentiaire de Troyes-Lavau, dans l’Aube. Un établissement ultramoderne que le ministre est venu inaugurer ce mercredi après-midi. L’État a investi 91,5 millions d’euros dans cette prison de 30,000 m2, qui accueillera, d’ici la fin de l’année, 476 détenus. « C’est impressionnant », souffle le garde des Sceaux, saisissant une cigarette et son briquet. Ici, chaque cellule dispose d’une douche, ce qui est loin d’être le cas ailleurs. L’ancien avocat se rappelle de « l’époque où on se lavait une fois par semaine en prison, dans les douches collectives. En matière de dignité, c’était inadmissible ». C’était aussi « le lieu, le moment, où se cristallise le plus de dangerosité », tant pour les prisonniers que pour les surveillants.
« Tout ça permet davantage de réinsertion »
Il y a aussi, derrière les hauts murs de béton armé, des gymnases et des terrains de sport, une bibliothèque, une salle de spectacle, des locaux d’enseignement et des ateliers de production pour travailler. « Tout ça permet davantage de réinsertion », insiste Éric Dupond-Moretti. Ces aménagements « assurent aussi des conditions de travail améliorées » pour les 330 personnels de l’administration pénitentiaire qui y seront affectés. Il fait sienne la formule d’Albert Camus, qui disait qu’une démocratie « se mesure aussi à l’état de ses prisons ». « Et donc il est important qu’on progresse. »
D’ici la fin de l’année, près du tiers des 15.000 places de prison supplémentaires promises par le chef de l’Etat sera opérationnel. « On avait prévu avec Éric Ciotti [le président des Républicains] de construire davantage que les 15.000 places prévues. J’avais dit que j’étais d’accord, mais qu’il fallait nous donner un coup de main. Il s’avère que parfois, ça bloque » avec les élus locaux. Notamment « en région Ile-de-France », présidée par Valérie Pécresse. Les élus réticents à l’installation de prison sur leur territoire craignent « que cela attire de l’insécurité ». « C’est le strict contraire », répond le ministre de la Justice. « Ils disent également que ça peut dévaloriser le coût de l’immobilier. On a fait des études là-dessus, ce n’est absolument pas vrai. »
« Je ne suis pas devenu ministre pour faire la potiche »
Le maire de Troyes, François Baroin, et celui de Lavau, Jacques Gachowski, ont compris, dit-il, qu’il y avait surtout « des avantages ». « Les commerces gagnent comme clients les personnels et leurs familles. Ici, c’est presque 400 personnes, plus leurs conjoints, les enfants. » Du point de vue architectural, des efforts sont faits « pour que ces établissements pénitentiaires viennent se fondre dans l’environnement », observe-t-il. « Quand on regarde les structures, elles sont esthétiquement réussies. »
Mardi prochain, Éric Dupond-Moretti présentera le budget de la justice pour 2024 au Parlement. « On a une trajectoire, d’ici 2027, qui doit nous emmener à près de 11 milliards de budget. Cela représentera, depuis l’élection du président en 2017, une augmentation de 60 %, c’est colossal », martèle le ministre. Cette progression, comme il le rappelle souvent, est « historique ». « Et ce n’est pas une question de modestie ou d’immodestie, c’est une réalité, assure-t-il. Je ne suis pas devenu ministre pour faire la potiche. J’ai une lettre de mission du président de la République et là-dessus, on est sur la même ligne. Il faut mettre un coup d’arrêt à la clochardisation de la justice. »
« Les ministres doivent montrer l’exemple »
On l’interroge sur ses relations avec le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui enchaîne depuis quelques semaines les déclarations chocs, suscitant régulièrement des polémiques. « Je n’étalerai jamais les désaccords qu’on pourrait avoir, je règle ça avec lui », se contente-t-il de répondre. Avant d’ajouter : « Je ne regrette pas l’époque où l’Intérieur et la Justice s’opposaient en permanence. Il est indispensable de travailler ensemble, et on le fait. On a l’un pour l’autre de l’amitié et un respect qui nous permet de dire les choses, et on n’est pas toujours d’accord. J’ai toujours dit aux syndicats de policiers ou de magistrats que la critique des uns envers les autres était délétère. Les ministres doivent montrer l’exemple. »
Que pense-t-il de la tournure que prend le projet de loi immigration, porté par le ministre de l’Intérieur, qui affirme n’avoir « aucun tabou » ? « C’est un texte important, que Gérald Darmanin est en train de discuter, de co-construire avec les parlementaires. On n’a pas un Parlement godillot, le texte sera enrichi. Entre ce qui a été proposé et la mouture finale votée, il y a des modifications suggérées par les parlementaires, et c’est bien comme ça. »
« Plutôt serein » avant son procès
Dans quelques jours, le garde des Sceaux sera jugé devant la cour de justice de la République. Il est soupçonné d’avoir usé de ses fonctions de ministre pour régler ses comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir quand il était avocat. Ce qu’il dément. « Il y a trois ans et demi que je n’ai pas livré mes explications. Vous comprenez que j’ai hâte de pouvoir m’expliquer », nous assure-t-il. Avant d’ajouter : « Je ne dirai rien d’autre. Et ce n’est pas de la forfanterie de dire que je souhaite enfin m’expliquer, je suis plutôt serein. »
Notre dernier entretien, lors d’un déplacement ministériel à Reims, s’était terminé en discutant de l’Olympique de Marseille. Cette fois, il est question de la Coupe du monde de rugby, et de la défaite de l’équipe de France en quart de finale face aux Sud-Africains, 28 à 29, qu’il « digère » à peine. « J’ai vu qu’il y a un organisme [des superviseurs de World Rugby] qui retient cinq fautes commises par l’arbitre, dont la fameuse course [de Cheslin Kolbe] » qui a empêché Thomas Ramos de marquer sa transformation, déplore-t-il. « Ça ne tient à rien, la vie. »
Touché par « un papelard de l’Equipe »
Le cortège s’immobilise sur une aire de l’autoroute A5. Avant de céder notre place à sa conseillère, l’ancien pénaliste ne peut s’empêcher de livrer cette anecdote. « J’ai eu beaucoup de papiers, de portraits, dans la presse. Mais celui qui m’a touché le plus, c’est un petit papelard de l’Equipe. » A l’époque, Éric Dupond-Moretti défend le rugbyman Marc Cécillon. En 2008, l’ancien troisième ligne des Bleus était jugé en appel pour avoir tué sa femme en lui tirant dessus à quatre reprises au cours d’une soirée, durant laquelle il avait trop bu. « C’est une histoire terrible. Il avait pris vingt ans en première instance. » Ses anciens coéquipiers de l’équipe de France devaient venir témoigner à la barre. Ce à quoi l’avocat s’était opposé. « Je voulais que ce soit la chute d’un homme et pas le procès d’une star de rugby. J’ai plaidé cette affaire à hauteur d’homme. Et l’Equipe a écrit : "Il ne connaît rien au rugby, il ne connaît rien au sport, mais il connaît les hommes et sait en parler". Ça m’avait fait chaud au cœur. » La peine de Marc Cécillon sera ramenée à 14 ans d’emprisonnement.