JUSTICEPourquoi le parquet a demandé un non-lieu dans l’affaire Adama Traoré

Mort d’Adama Traoré : Pourquoi le parquet a demandé un non-lieu dans cette affaire emblématique

JUSTICEIl y a six ans presque jour pour jour, le 19 juillet 2016, Adama Traoré mourait peu après son interpellation. Le parquet a rendu mercredi un réquisitoire aux fins de non-lieu. Il appartient désormais aux juges d’instruction de trancher
Caroline Politi

Caroline Politi

L'essentiel

  • Adama Traoré est mort le 19 juillet 2016 dans la gendarmerie de Persan, dans le Val d'Oise, peu après son interpellation.
  • Ce mercredi, le parquet de Paris a rendu un réquisitoire aux fins de non-lieu. En clair, il demande la clôture de l'information sans poursuites contre les gendarmes qui ont procédé à l'interpellation.
  • C'est désormais aux juges d'instruction de trancher.

Il n’y aura peut-être jamais de procès dans l’affaire Adama Traoré. Ce mercredi, presque six ans jour pour jour après la mort de ce jeune homme de 24 ans, décédé dans la cour de la gendarmerie de Persan, dans le Val d’Oise, peu après son interpellation, le parquet de Paris a rendu un réquisitoire aux fins de non-lieu. En clair, il demande la clôture de l’information judiciaire sans poursuites.

Cette décision n’est pas une surprise : aucune mise en examen n’a jamais eu lieu dans ce dossier. Dans ce réquisitoire de 71 pages, auquel 20 Minutes a eu accès, le parquet détaille les raisons pour lesquelles il estime que ni les faits de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner par personne dépositaire de l’autorité publique, ni ceux de non-assistance à personne en péril, ne sont constitués.

« Pas de cause certaine de la mort d’Adama Traoré »

De quoi est précisément mort le jeune homme de 24 ans ? C’est la question qui a agité ces six années d’instruction et qui a donné lieu, selon les mots de la procureure, à des « débats très nourris ». Pour autant, assure la magistrate, il n’est « pas possible de retenir une cause certaine de la mort d’Adama Traoré ». Sa famille est convaincue que son asphyxie est la conséquence d’un plaquage ventral exercé par les gendarmes. Ce que les militaires nient.

Une douzaine d’expertises et d’avis médicaux – dont les conclusions sont parfois aux antipodes - ont été versés au dossier. Laquelle retenir ? Certains assurent que la mort est liée à des problèmes médicaux antérieurs. D’autres, au contraire, estiment que celle-ci est liée à une « asphyxie positionnelle ». Dans ses réquisitions, le parquet s’appuie essentiellement sur les conclusions livrées par le dernier collège d’experts, constitué de médecins belges. Selon eux, Adama Traoré a « très vraisemblablement développé un coup de chaleur » après un effort. Ce jour-là, le thermomètre affichait entre 35 et 36 °C. Les experts soulignent néanmoins que son état de santé s’est détérioré « de manière inhabituellement rapide » et que cela n’aurait pas été le cas « sans l’intervention de facteurs aggravants, notamment des manœuvres momentanées de contrainte ». Ils relèvent également l’absence de lésions traumatiques.

« L’information n’a pas démontré qu’Adama Traoré ait pu faire l’objet d’un plaquage ventral prolongé »

L’une des difficultés dans ce dossier vient du fait qu’il n’y a aucun témoin direct de l’interpellation d’Adama Traoré. Celle-ci s’est déroulée en deux temps. Le 19 juillet 2016, les gendarmes de l’Isle-Adam, dans le Val-d’Oise, cherchent son frère aîné, Bagui, soupçonné dans une affaire d’extorsion. En fin d’après-midi, il est localisé à Beaumont-sur-Oise. S’il se laisse faire, Adama Traoré, qui se trouvait avec lui, s’enfuit. Rattrapé une première fois, menotté, il parvient à s’échapper à la faveur d’une bousculade déclenchée par un proche jamais identifié. Peu après, un homme hèle les gendarmes car un individu – rapidement identifié comme Adama Traoré – vient d’entrer chez lui.

La version de ce témoin capital variera au fil de l’enquête. Lors de sa première audition, il affirme que le jeune homme est essoufflé lorsqu’il se présente à sa porte. Lors d’une seconde audition, il indique qu’Adama Traoré lui a confié « je vais mourir ». Mais ce témoin reste à l’extérieur de l’appartement au moment de l’intervention, et n’assiste donc pas à l’interpellation. Les gendarmes assurent avoir fait un « plaquage costal et dorsal », précisant qu’Adama Traoré était caché sous un drap et qu’ils s’inquiétaient de ne pas voir ses mains. « Nous nous jetons sur lui avec mes deux collègues, il est virulent et s’oppose à son interpellation. », explique l’un des trois gendarmes, interrogé par les enquêteurs quelques heures après le décès d’Adama Traoré. « Il a pris le poids de nos corps à tous les trois au moment de son interpellation », précise-t-il dans cette même audition.

Des propos qui, selon les proches de la famille Traoré, accréditent la thèse d’un décès par asphyxie consécutive d’un plaquage ventral. Réinterrogé sur ses propos, le militaire a affirmé qu’il s’agissait d’une « description imagée », pour illustrer « la rapidité de la scène », et réaffirme avoir utilisé un contrôle costal dorsal. Cela « se matérialise par mon genou droit au centre du dos et le genou gauche sur la partie costale dorsale [les côtes] », pendant que ses deux collègues maintiennent les bras d’Adama Traoré.

Le témoin affirme que l’interpellation n’a pas duré plus de deux minutes. « Il y a lieu de considérer que les trois militaires ont employé la force strictement nécessaire et proportionnée, tant dans son niveau que dans sa durée », conclut le parquet. Et de préciser que selon les experts belges, un décès lié à une compression thoracique exige « que celle-ci soit appliquée au moins quelques minutes ».

La non-assistance à personne en péril

Sur le volet de la non-assistance à personne en péril – faits pour lesquels les gendarmes ont été placés sous le statut de témoins assistés - le parquet estime également que les faits ne sont pas suffisamment probants pour les renvoyer devant un tribunal. « Tant l’essoufflement remarqué par l’un des gendarmes après la palpation que la mention de difficulté à respirer que leur a fait Adama Traoré (…) pouvaient raisonnablement s’expliquer par l’état d’un individu ayant couru, par temps chaud pour fuir son interpellation et s’étant débattu pour résister à son menottage », assure le ministère public.

Les trois militaires affirment avoir immédiatement porté secours au jeune homme lorsqu’ils ont constaté son malaise en arrivant à la gendarmerie. Une version qui a été mise en doute par plusieurs témoins, à commencer par les pompiers primo-intervenants. Selon eux, Adama Traoré ne se trouvait pas en position latérale de sécurité, et ils ont dû insister pour qu’il soit démenotté pour les soins. Sur ce point précis, la procureure estime que rien n’indique que la présence de menottes a affecté les soins. Quant aux témoignages divergents, elle émet l’hypothèse de constatations effectuées à des moments différents. Ainsi, le parquet estime que les gendarmes ont accompli « les diligences normales et attendues » malgré l’état de santé gravissime du jeune homme.

Et maintenant ?

« Ces réquisitions extrêmement motivées n’ont laissé aucune zone d’ombre pour aboutir à leur mise hors de cause », se sont félicitées, dans un communiqué commun, Mes Rodolphe Bosselut, Pascal Rouiller et Sandra Chirac Kollarik, les avocats des trois gendarmes.

L’avocat de la famille Traoré, Me Yassine Bouzrou a lui dénoncé auprès de l’AFP « un parquet politique », « incompétent », qui a « écarté toutes les règles élémentaires de droit ». Il appartient désormais aux juges d’instruction de trancher. Une décision susceptible d’appel.