Entretien« Je suis un mec pratico-pratique »… En voiture avec Éric Dupond-Moretti

Justice : « Je suis un mec pratico-pratique »… Une heure en voiture avec Éric Dupond-Moretti

EntretienLe ministre de la Justice a répondu aux questions de « 20 Minutes » à l’occasion d’un déplacement au tribunal judiciaire de Reims
Thibaut Chevillard

Thibaut Chevillard

L'essentiel

  • A l’occasion d’un déplacement dans la Marne au tribunal judiciaire de Reims, 20 Minutes a pu s’entretenir durant près d’une heure avec le ministre de la Justice, Eric-Dupond-Moretti.
  • L'occasion pour le garde des Sceaux, nommé à ce poste en juillet 2020, de tirer un bilan de son action place Vendôme
  • Mais aussi d'évoquer les chantiers lancés pour faire une justice « plus protectrice, plus proche, plus rapide ».

Il salue ses hôtes du jour et s’engouffre dans la voiture stationnée devant le tribunal de Reims. Éric Dupond-Moretti s’empresse de tendre la main à son agent de sécurité, qui lui donne un paquet de cigarettes et un briquet. Alors que le convoi ministériel file vers Paris, le garde des Sceaux en allume une et tire une bouffée libératrice, sans pour autant ouvrir la fenêtre. Ce lundi, il a fait un déplacement éclair – un peu plus de deux heures sur place – en Champagne pour vanter les premiers résultats de son plan de création de postes de magistrats, de greffiers et d’assistants de justice, lancé en 2021. Il a déjà permis, selon lui, une diminution de 28 % du stock d’affaires en attente de jugement en matière familiale. « C’est un chiffre extrêmement important », souligne-t-il.

Le ministre de la Justice en a profité pour annoncer le recrutement de 300 juristes assistants supplémentaires cette année, afin de « renforcer les équipes autour du magistrat ». Ils rejoindront les 935 recrutés en urgence pour répondre au mal-être du monde de la justice face à un manque de moyens chronique, exprimé dans une tribune en novembre 2021. « Aujourd’hui, plus personne ne se lève pour dire "on ne veut pas de contractuels, ils ne servent à rien" », comme cela a pu être le cas, se félicite-t-il. Leur travail « a beaucoup de sens » et permet au juge, qui leur délèg-ue les tâches de procédure très chronophages, de « se recentrer sur son cœur de métier, celui de juger ». Deux mille d’entre eux vont se voir offrir un CDI. « C’est une reconnaissance. On leur offre un CDI et la possibilité d’évoluer, ce n’est pas rien. »

« Je ne suis pas un idéologue »

Une dernière taffe, puis il écrase son mégot dans le cendrier devant lui. Le garde des Sceaux n’avait pas remis les pieds à la cour d’assises de Reims depuis vingt ans. En mai 2003, Pierre Chanal y a été jugé brièvement en son absence. A l’époque, Éric Dupond-Moretti était l’un des avocats des familles des disparus de Mourmelon. « C’était il y a longtemps. » Le ténor a depuis troqué sa robe noire contre le costume de ministre. Une fonction qu’il trouve « enthousiasmante ». Il entend profiter de son passage place Vendôme pour « faire bouger les choses » et corriger les « dysfonctionnements » qu’il a constatés tout au long de sa carrière. « Je n’ai pas l’impression d’avoir perdu mon temps. Il y a plein de choses dont je n’ai pas à rougir », poursuit-il, la main droite cramponnée à l’appuie-tête du passager avant.

Alors que les paysages de la Marne défilent par la fenêtre, il se lance dans une longue énumération de « choses concrètes » déjà réalisées : loi dite Halimi sur l’irresponsabilité pénale, loi facilitant les changements de nom, augmentation importante du budget de la justice, limitation dans le temps des enquêtes préliminaires, renforcement du secret professionnel des avocats, mise en place du pôle cold case… « Je suis dans l’action. Je suis un mec pratico-pratique, pas un idéologue. Mon expérience d’avocat me permet de sentir le terrain. Les difficultés de la justice, je les connaissais bien avant de devenir ministre. Elle était abîmée, et on est en train de reconstruire quelque chose qui a beaucoup de sens », lance-t-il dans un nuage de fumée.

On lui oppose que ses relations avec les magistrats ont souvent été houleuses depuis sa prise de fonctions. « Ça ne s’est jamais mal passé avec les magistrats rencontrés sur le terrain, balaie le garde de Sceaux. Je n’ai jamais senti de tension. Le reste, c’est ce que vous savez. » En octobre dernier, il a été renvoyé devant la cour de justice de la République pour « prises illégales d’intérêts ». Il a depuis déposé un recours, suspensif, contre cette décision. Le ministre est en effet accusé, par deux syndicats (Le Syndicat de la magistrature et l’Union syndicale des magistrats) d’avoir profité de sa fonction pour régler ses comptes avec des magistrats avec qui il s’était opposé en tant qu’avocat. Ce qu’il dément.

« Ça ne se fait pas en un claquement de doigts »

Une partie des professionnels du droit lui reproche aussi d’avoir affirmé trop rapidement, dans une interview accordée à Nice Matin, qu’il avait « réparé » la justice. « Mon propos a été tronqué. J’ai dit que j’avais réparé les urgences. C’est une polémique sémantique », soutient le garde des Sceaux. Avant d’ajouter : « Ce qui m’énerve, c’est que l’époque se consacre davantage au buzz qu’à ce qui est fait réellement. Ça m’énerve beaucoup. Par exemple, quand je dis que la justice n’est pas laxiste, j’ai l’impression de prêcher dans le désert. Il suffit pourtant de regarder les chiffres. » D’où l’importance, selon lui, de filmer et diffuser des audiences à la télévision, pour que les Français comprennent que « c’est compliqué de rendre la justice ».

Il saisit son paquet de cigarettes et en rallume une. On le sait un peu langue de bois. Mais sa voix de bronze finit presque par nous convaincre de sa profonde motivation à réformer et à moderniser la justice. Objectif : faire en sorte qu’elle soit « plus protectrice, plus proche, plus rapide. » « Ça ne se fait pas en un claquement de doigts. »



Le ministre a d’ores et déjà lancé un nouveau « plan d’action » qu’il a présenté en janvier dernier. Il veut désormais développer le « règlement à l’amiable » au civil, lutter contre la surpopulation carcérale et « faire venir le travail » en prison. « Je crois aux valeurs du travail. Un détenu qui sort avec un diplôme a moins de risque de récidiver », affirme-t-il. Il souhaite aussi « simplifier » le code de procédure pénale, afin de le rendre « plus accessible aux professionnels qui se cassent la tête sur des règles devenues illisibles ». Un comité scientifique, composé de professionnels du droit, a été mis en place mi-janvier pour réfléchir à des pistes d’amélioration. Autre ambition : accélérer la « numérisation » du ministère pour aboutir au « zéro papier » dans les tribunaux d’ici à 2027.

« J’aime le débat »

On profite de l’avoir sous la main pour le presser de questions. « Vous n’aurez jamais assez de place pour tout écrire ! » Son collègue de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a-t-il réagi trop vite en annonçant la possibilité de retrait automatique des 12 points du permis en cas de consommation de drogue au volant et la mise en place d’un délit « d’homicide routier » ? « Depuis décembre, nos services échangent sur le nom de l’infraction, c’est un travail entrepris depuis longtemps », se contente-t-il de répondre.

Qu’a-t-il pensé des critiques concernant la généralisation des cours criminelles ? « Je ne comprends pas l’émoi suscité très tardivement », dit-il. Leur mise en place a permis de « régler la correctionnalisation des viols ». « Les débats sont plus apaisés, et les dossiers audiencés plus rapidement. Le taux d’appel n’est pas supérieur à celui des cours d’assises qui n’ont pas été supprimées. On y est jugé si on fait appel », martèle-t-il. Le ministre se félicite aussi d’avoir « renforcé la souveraineté populaire », puisque, pour aboutir à une condamnation aux assises, il faut désormais le vote de sept jurés (contre six auparavant) sur 9.

Le garde des Sceaux doit, le lendemain, se confronter, une nouvelle fois, aux députés et sénateurs dans le cadre des questions au gouvernement. Un exercice que cet orateur chevronné « aime bien ». « J’aime le débat, souffle-t-il. En revanche, j’ai un peu plus de mal avec les questions au gouvernement, car deux minutes, c’est trop court pour aller au fond des sujets. »

Passe de Messi

Après une petite heure de trajet, la voiture s’immobilise sur une aire de l’autoroute A4, près de Paris. On avait bien d’autres questions à lui poser, notamment sur la réforme de la police judiciaire. Mais le ministre doit préparer une réunion avec l’une de ses conseillères à qui on laisse notre place sur la banquette arrière. L’entretien se termine sur une analyse du match qui a opposé, la veille, Marseille à Paris. Éric Dupond-Moretti est encore ému en pensant à « cette passe de Messi à MBappé », auteur du deuxième but parisien. Pour qui était-il ? Après quelques secondes de réflexion, il confie supporter l’OM.