« 20 MINUTES » AVECLe juge Edouard Durand constate une « prise de conscience » sur l'inceste

Inceste : « Ce qui a changé, c’est la prise de conscience de la violence des faits », salue le juge Edouard Durand

« 20 MINUTES » AVECEdouard Durand, juge des enfants à Bobigny, a pris la tête de la commission sur l’inceste, lancée en décembre dernier par le gouvernement
Hélène Sergent

Propos recueillis par Hélène Sergent

L'essentiel

  • Depuis la démission d’Elisabeth Guigou survenue dans le sillage de l’affaire Duhamel, le magistrat Edouard Durand et Nathalie Mathieu sont chargés de piloter la commission « inceste » lancée par le gouvernement.
  • Juge des enfants au tribunal de Bobigny, le magistrat salue la « prise de conscience » collective récente sur les violences sexuelles commises contre les enfants.
  • Dans un ouvrage codirigé avec Ernestine Ronai, à paraître le 3 mars prochain, Edouard Durand appelle à faire cesser « l’impunité » trop souvent accordée aux agresseurs.

Sur son bureau, d’épais dossiers sont alignés les uns à côté des autres. Depuis le 23 janvier dernier et sa nomination à la tête de la commission « inceste », le juge des enfants au tribunal de Bobigny, Edouard Durand, doit désormais jongler avec sa nouvelle casquette. Le magistrat partage cette tâche avec Nathalie Mathieu, directrice générale de l’association Docteurs Bru et coprésidente de la commission.

Pendant deux ans, cette instance aura pour mission d’écouter, de recueillir et d’accompagner la parole des victimes mineures de violences sexuelles. Conscient de « la très forte attente » de la société sur cette question devenue politique depuis la publication de l’ouvrage de Camille Kouchner, Edouard Durand affiche une solide détermination. Pour lever le tabou, le magistrat appelle à « voir » et « entendre » la violence de ce phénomène destructeur, et plaide pour un renforcement de la protection de l’enfance.

À quoi la mission sur l’inceste que vous coprésidez avec Nathalie Mathieu doit-elle servir ?

La colonne vertébrale de cette commission, c’est d’organiser un espace pour recueillir la parole des victimes de violences sexuelles et d’inceste. Il y a une très forte attente de leur part, pour pouvoir dire ce qu’elles ont vécu et leurs souffrances. Ce qui est nouveau, c’est que cette aspiration a reçu un écho important dans la société. L’autre devoir, pour la commission, c’est que ce recueil de la parole permette de renforcer la culture de la protection des enfants. Notre mandat doit durer deux ans, avec des objectifs à court, moyen et long termes. Si nous voulons atteindre nos objectifs à long terme, nous devons commencer à les mettre en place dès maintenant. Chaque jour compte.

Qui va composer la commission ?

Nous sommes en train de l’organiser et nous annoncerons sa composition prochainement. Nous la voulons pluridisciplinaire, avec comme socle commun une capacité de voir, de repérer, de penser la violence et la stratégie des agresseurs. Des psychiatres, des pédopsychiatres, des psychologues pourront donc l’intégrer, tout comme des juristes, des avocats, des magistrats, des acteurs de la protection de l’enfance ou des enquêteurs qui ont une expérience du recueil de la parole des enfants victimes. Puisqu’on parle de violence et d’une transgression très grave de la loi, il y a forcément une dimension judiciaire.

Les personnes victimes de violences et engagées dans des associations disposent aussi d’une très grande légitimité. Enfin, quand on parle d’inceste et de violences sexuelles faites aux enfants, on parle d’enjeux pour la société sur le temps long de notre Histoire. Il faut donc absolument avoir une réflexion anthropologique, philosophique, historique et sociologique.

Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour qu’une telle initiative voie le jour ?

La protection des enfants s’est construite progressivement. La conscience que la maison pouvait être le lieu du danger et non le lieu de la protection a mis du temps à advenir. Pendant longtemps, la protection de l’enfance n’a concerné que les enfants orphelins et vagabonds, c’est-à-dire ceux en dehors de la maison familiale. La fin des années 1970 a ensuite été marquée par un mouvement associatif très important sur la lutte contre les violences faites aux femmes et la protection de l’enfance. Mais quand on parle d’inceste, on parle encore d’un tabou. Parce qu’il est plus commode de ne pas voir cette violence de l’intime. Il n’y a pas si longtemps que ça, on regardait de haut les victimes d’inceste, on minimisait, on banalisait, on était complaisant avec les agresseurs.

Qu’est-ce qui a changé ?

Ce qui a changé, c’est la prise de conscience de l’extrême violence de ces faits et l’impact qu’ils ont sur le bien-être et le développement des enfants. Nous le devons à l’apport des connaissances sur le psycho traumatisme. Aujourd’hui, on ne peut plus dire : « Ce n’est pas si grave ».

Dans votre ouvrage Violences sexuelles, en finir avec l’impunité*, vous jugez « réaliste » de dire que les victimes de ces violences restent confrontées à un système qui « assure encore l’impunité des agresseurs ». Comment cette impunité s’exprime-t-elle ?

Il n’y a qu’à comparer l’écart entre les chiffres très importants des violences sexuelles et les condamnations des agresseurs. Nous savons que les violences sexuelles comme les violences conjugales font l’objet d’une double sous-révélation. Les dépôts de plainte restent très inférieurs à la réalité, massive, du phénomène. À l’inverse, le nombre de classements sans suite de ces plaintes reste très important. Et l’autre sous-révélation, c’est celle du récit des victimes, qui en disent toujours moins que l’horreur du réel. Il faut absolument parvenir à réduire cet écart pour donner confiance aux victimes et pour rendre justice.

Le magistrat Edouard Durand a été nommé coprésident de la commission sur l’inceste et les violences sexuelles.
Le magistrat Edouard Durand a été nommé coprésident de la commission sur l’inceste et les violences sexuelles. - I.Harsin/SIPA pour 20 Minutes

Quel est l’objectif de votre livre, et à qui s’adresse-t-il ?

Ce que nous voulons, c’est renforcer la culture de la protection. Pour ça, il faut renforcer les pratiques professionnelles. Le livre s’adresse à la société dans son ensemble avec des contributions d’experts accessibles. Mais nous souhaitons aussi qu’il soit entre les mains des policiers, des gendarmes, des assistants sociaux, des éducateurs, des médecins, des psychologues, des avocats, des juges, et qu’il devienne un outil opérationnel. L’idée, c’est de permettre à la fois de développer une culture de réseau, de donner des repères clairs et des clés juridiques.

« On ne peut plus dire : « Ce n’est pas si grave » »

Avez-vous lu l’ouvrage de Camille Kouchner, La Familia grande, et quel regard portez-vous sur ce témoignage ?

Oui, c’est une lecture qui m’a beaucoup impressionné. Elle m’a aidé à penser et à voir la violence. Ce qu’il faut noter, c’est que ce livre succède à celui de Vanessa Springora, qui lui-même succédait à La petite fille sur banquise d’Adélaïde Bon, publié en 2018. L’année précédente, l’affaire dite de « Pontoise » avait aussi suscité beaucoup d’émotions. Régulièrement, un fait réel surgit dans le débat public, dans notre conscience collective et nous oblige à penser et à voir ces violences sexuelles.

Pourquoi l’affaire de Pontoise a suscité une telle réaction de l’opinion publique ? Parce qu’on a un homme d’une trentaine d’années, une fillette de 11 ans, une fellation dans un local poubelle et que tous nous avons « vu » la scène de viol. Or la tentation est toujours très grande de ne pas voir. Face à la violence qui ébranle, y compris les professionnels de la protection de l’enfance, il est plus commode de se dire qu’on n’a rien vu, que le réel n’a pas eu lieu. Mais quand la conscience collective est alertée, l’exigence sociale est renforcée.

Le gouvernement s’est dit favorable à la création d’une « prescription échelonnée » pour les victimes mineures de violences sexuelles. Quelle est votre position à ce sujet ?

Il est nécessaire de réfléchir au droit de la prescription et légitime de voir comment il peut progresser pour répondre aux aspirations des victimes, dans le respect de nos principes fondamentaux. Ceux qui s’opposent à une évolution du droit de la prescription sont aussi ceux qui disent : « Les réseaux sociaux ne doivent pas devenir un tribunal médiatique ». C’est un peu paradoxal ! La prescription glissante ou échelonnée pourrait réduire certaines incohérences. Aujourd’hui, des procès se tiennent encore avec des victimes pour qui les faits sont prescrits et d’autres pour qui ce n’est pas le cas alors qu’il y a un même agresseur. Il est légitime, à mon sens, de remettre de la cohérence.

Mais ne faudrait-il pas déjà laisser du temps à la réforme de 2018, qui a déjà rallongé ces délais de prescription, de porter ses fruits ?

Oui, il faut du temps pour assimiler le débat législatif. Cela dit, l’aspiration sociale est très puissante et légitime. Il est donc nécessaire de réexaminer notre système juridique. Il faut que la loi dise clairement l’interdit.

Le débat public s’est rapidement focalisé sur la nécessité de réformer notre droit. La loi, seule, peut-elle tout contre les violences sexuelles ?

Je ne sais pas si la loi peut tout, mais elle doit faire ce pour quoi elle est conçue. Et lorsque le président de la République a annoncé le lancement des travaux de notre commission sur l’inceste, il a aussi annoncé qu’il confiait au garde des Sceaux et au secrétaire d’Etat à la protection de l’enfance la responsabilité d’une consultation pour adapter la loi pénale. Il a également promis la garantie des soins pour les victimes de violences sexuelles et le renforcement du dépistage de ces violences dans le cadre scolaire. C’est une politique publique d’ensemble.

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Il y a 20 ans éclatait l’affaire Outreau, qui avait jeté le discrédit sur la parole des enfants victimes de violences sexuelles. Qu’est-ce que cette histoire a changé en matière de prise en charge ?

Cette affaire a été et reste un traumatisme collectif. Je crois qu’on ne peut pas dire les choses autrement. Qu’est-ce que cette histoire a changé ? En disant, le 23 janvier dernier, aux enfants victimes de violences sexuelles « On vous croit », le président de la République a donné un élément de réponse.

Dire ceci à un enfant n’est pas contraire au principe fondamental de la présomption d’innocence. Il faut d’ailleurs rappeler que les enfants victimes dans l’affaire d’Outreau ont tous été reconnus victimes de viol. Quand un enfant révèle les violences qu’il a subi et voit dans le regard de son interlocuteur, et particulièrement si cet interlocuteur représente la loi, qu’il n’est pas cru, il risque un effondrement psychique. Rendre la justice, c’est une mission délicate mais c’est un devoir moral collectif.

*Violences sexuelles, en finir avec l’impunité, ouvrage collectif (Ed. Dunod)