DROITLe quotidien des avocats bouleversé par le confinement

Coronavirus : Le quotidien des avocats bouleversé par le confinement et « l’état d’urgence sanitaire »

DROITLes ordonnances fixant « l’état d’urgence sanitaire » instaurent une « justice d’exception » qui inquiète les professionnels du droit
Hélène Sergent

Hélène Sergent

L'essentiel

  • Les ordonnances fixant le cadre de « l’état d’urgence sanitaire » pour lutter contre l’épidémie de coronavirus ont été publiées ce jeudi au Journal officiel. Comme bien d’autres secteurs, la justice voit son fonctionnement fortement modifié.
  • Parmi les mesures prises : la suspension de la prescription de l’action publique et de l’exécution des peines ou l’élargissement du recours au juge unique pour les audiences correctionnelles.
  • Le recours à la visioconférence ou à l’assistance téléphonique pour les gardés à vue ou la présentation d’un suspect devant le procureur ou le juge des libertés et de la détention devrait aussi se généraliser.

Une plaidoirie par écrans interposés. La scène a de quoi surprendre, c’est pourtant ce à quoi s’est résolue l’avocate Fabienne Causse la semaine dernière, lors d’une audience en comparution immédiate. Comme pour ses confrères partout en France, le quotidien de la bâtonnière du barreau de Cusset-Vichy, dans l’Allier, a été bouleversé par la mise en place du confinement. Appelés à maintenir leurs activités, les avocats sont eux aussi confrontés aux mesures de lutte contre l’épidémie de coronavirus.

Après plusieurs jours de flottement, le vote de la loi instaurant l’état d’urgence sanitaire et la publication ce jeudi de vingt-cinq ordonnances prises par le gouvernement ont désormais fixé un cadre pour les deux prochains mois. Comme d’autres secteurs, l’ensemble de la chaîne judiciaire voit son fonctionnement chamboulé. Comment les avocats poursuivent-ils leur mission dans ces circonstances et quelles sont les conséquences pour la profession ? 20 Minutes fait le point.

Priorité aux urgences et nombreux renvois

Pour assurer la continuité de l’activité judiciaire même en période de confinement, la ministre de la Justice a annoncé que seuls les « contentieux essentiels » seraient désormais traités par les juridictions. Les comparutions immédiates, le traitement des dossiers dans lesquels les prévenus sont détenus ou placés sous contrôle judiciaire doivent donc normalement se poursuivre. « Tout comme les présentations de suspects à des magistrats en sortie de garde à vue ou lorsqu’une information judiciaire est ouverte », précise l’avocate Fabienne Causse.

Les dossiers relatifs à des faits de violences intrafamiliales et conjugales continuent d’être pris en charge et, en matière civile, la priorité est donnée, là aussi, aux seules urgences. « Dans mon cas, toutes mes audiences sont renvoyées », explique l’avocat à la Cour Benjamin Pitcho. Idem pour Vincent Brengarth, avocat au barreau de Paris : « Toutes nos audiences programmées ont été supprimées et les délais sont prolongés pour certaines procédures. En attendant, on essaie d’avancer sur les dossiers de fond. »

Inquiétudes sanitaires

Mais si l’activité des avocats s’est considérablement réduite, leurs conditions d’exercice suscitent toujours des inquiétudes. À Vichy, Fabienne Causse détaille : « On rentre au tribunal avec notre propre matériel, gants et masques. Les rares audiences qui se tiennent se déroulent dans des salles un peu plus grandes, mais c’est de la poudre aux yeux. J’ai assisté un client en garde à vue sans protection, dans une petite salle, puis la personne a été présentée physiquement au juge dans les mêmes conditions. Personne n’était équipé pour se protéger, ni les magistrats, ni les policiers qui escortent les prévenus, ni les avocats. »

« « Les gestes barrières et les recommandations sanitaires ne peuvent être respectés et cela touche toute la chaîne judiciaire » »

Une difficulté également rencontrée dans la capitale et soulevée par Olivier Cousi, bâtonnier de l’ordre des avocats du barreau de Paris : « Les gestes barrières et les recommandations sanitaires ne peuvent être respectées et cela touche toute la chaîne judiciaire ». À cela s’ajoutent également des « choix éthiques » complexes, poursuit l’avocat : « Les parloirs avocats sont maintenus en détention, mais le risque de contamination existe. »

« L’un de mes clients est détenu à Lyon. En étant moi-même basé à Paris, ce n’est pas évident de me rendre à ses côtés dans ce contexte », illustre ainsi Vincent Brengarth. Pour tenter de palier cette situation, l’une des ordonnances publiée le 26 mars permet aux détenus de recourir à un contact téléphonique s’ils souhaitent échanger avec leur avocat.

Inquiétudes pour les droits des justiciables

Au-delà des conditions sanitaires, le fond même des ordonnances prises par le gouvernement suscite également des inquiétudes chez les avocats. Sur Twitter, plusieurs membres de la profession ont partagé leurs craintes. Parmi eux, Christian Saint-Palais, président de l’Association des avocats pénalistes (ADAP) : « Des audiences se tiendront par visioconférence sans l’accord des parties, par téléphone et même par écrit, à huis clos, à juge unique. Les présumés innocents détenus pourront le rester plus longtemps et, en cas de refus de leur liberté, attendront 50 jours que la cour statue. Inquiets ? Un peu, permettez ».

Dans une tribune publiée dans Le Monde quelques jours avant la publication de ces ordonnances, l’avocat pénaliste Raphaël Kempf dénonçait aussi l’allongement des délais de la détention provisoire pour les prévenus ou mis en examen « au vu des seules réquisitions écrites du parquet et des observations écrites de la personne et de son avocat » : « D’un trait de plume, et sans aucun débat, le gouvernement revient ainsi sur une tradition républicaine : l’audience publique, orale et contradictoire ! Ainsi, dans le secret de leur cabinet, les juges des libertés et de la détention pourront, à la seule vue des pièces du dossier, décider de garder en prison les mis en examen ».

« « C’est une négation des droits de la défense » »

Invitée de France Inter ce jeudi, la ministre de la Justice Nicole Belloubet s’est voulue rassurante : « Nous avons absolument voulu, dans les ordonnances, conserver le rôle des avocats en leur donnant tous les moyens pour assurer leurs rôles auprès des parties. Par visioconférence, par téléphone, et dans des conditions matérielles qui jusqu’alors n’étaient pas nécessairement prévues. Nous avons élargi ces palettes pour préserver les droits des parties »

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Mais la question de la confidentialité des échanges lorsque les avocats doivent recourir à un appel téléphonique avec leur client lors des gardes à vue se pose désormais. « Et comment peut-on assister efficacement notre client sans voir ce qui se passe en même temps dans la salle où il se trouve ? Sans voir le comportement de l’officier de police judiciaire (OPJ) ? C’est juste un alibi pour dire 'Il avait un avocat au téléphone, les droits de la défense sont respectés', mais, en réalité, c’est une négation des droits de la défense », complète Fabienne Causse.

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Voté pour une période de deux mois, l’état d’urgence sanitaire va donc profondément modifier le fonctionnement de la profession. Une justice « d’exception » que les professionnels du droit craignent de voir prolongée à la sortie de cette crise. « L’avocat a besoin d’un contact avec le justiciable. Et si le recours systématique à la visio peut se comprendre dans une logique de crise comme celle que nous traversons, il ne faut pas que cela aboutisse à une généralisation du procédé une fois la crise passée », prévient le bâtonnier de Paris, Olivier Cousi.

Un fort impact économique

Enfin, comme d’innombrables secteurs d’activité, les cabinets d’avocats risquent, eux aussi, d’être touchés de plein fouet par une forte instabilité économique. Si les effets du début du confinement ne se font pas sentir immédiatement, l’impact pourrait être majeur dans les mois à venir souligne Benjamin Pitcho : « L’une des difficultés que nous rencontrons est liée au mode de calcul de nos honoraires. Quand je regarde mon mois de mars 2020, il va probablement se situer dans la même zone que celui de l’année passée parce que j’encaisse ce que j’ai fait en janvier, ou février. La différence va commencer à se faire sentir dès avril. Et que l’on encaisse ou que l’on n’encaisse pas, les factures, elles, continuent de tomber ».


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D’autant qu’une grande partie de la profession exerce au titre de « collaborateur ». Une particularité qui les exclut des dispositifs de chômage partiel mis en place par le gouvernement. Interrogée à ce sujet lors de son interview sur France Inter, la garde des Sceaux a assuré que les cabinets d’avocats « qui auraient une perte de revenus importante » pourraient « bénéficier du fonds de soutien qui a été mis en place », qui « s’adressera aux professions indépendantes et libérales ». La mesure pourrait être déclinée pour « les collaborateurs des cabinets » qui ne bénéficient pas du statut de salarié, a-t-elle ajouté.

Pour les petits cabinets et les avocats installés à leur compte, cette crise s’ajoute désormais à un contexte de début d’année 2020 déjà particulièrement tendu. « La profession a déjà été considérablement fragilisée par des mois de mobilisation et de grève contre la réforme des retraites (…) et cette précarité vient être renforcée par cette mise en sommeil de la justice », pointe Vincent Brengarth.

Un constat partagé et redouté par Fabienne Causse, qui prédit : « Après huit à neuf semaines de grève totale chez nous, j’ai peur des dégâts. Des cabinets vont déposer le bilan, c’est une réalité. Les avocats ne seront pas les seuls concernés, mais il y en aura. »