Passer au contenu principalPasser à l'en-têtePasser au pied de page
Le jeu vidéo en pleine crise virtuelle de l’emploi

Malgré des profits records, le jeu vidéo est en pleine crise virtuelle de l’emploi

LICENCIEMENTSMalgré des succès critiques, l’année 2024 a été marquée par de nombreux licenciements dans le monde du jeu vidéo. Si elle inquiète, cette crise s’explique en partie par la nature des cycles de développement
Quentin Meunier

Quentin Meunier

L'essentiel

  • Le secteur du jeu vidéo a connu au moins 10.000 licenciements en 2023, une tendance qui semble s’accélérer en 2024.
  • Cette vague de suppression de poste s’explique par des effets de cycle propres à cette industrie, ainsi que d’autres facteurs comme des fusions ou l’arrivée de nouveaux investisseurs.
  • La croissance continue des budgets de développement fait aussi craindre des accidents industriels qui pourraient remettre en cause le modèle économique du jeu AAA.

Edit du 21/03 à 11h : L'article a été mis à jour après la publication, le mercredi 20 mars, du chiffre d'affaires 2023 du secteur vidéoludique, par le Sell, le syndicat français des éditeurs de logiciels de loisirs.

Edit du 20/02 à 17h55 : Dans une première version de l'article, nous émettions l'hypothèse que le studio d'Ubisoft Bordeaux, l'un de ses plus gros en France, pourrait faire l'objet de licenciements au vu des suppressions de poste dans d'autres branches et des résultats financiers d'Ubisoft. L'entreprise a tenu a affirmé qu'aucune mesure en ce sens n'est prévue.

Niveau 6 franchi ! En 2023, le secteur du jeu vidéo français a passé la barre des 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires. C'est quasiment +10% de progression sur une année si l'on en croit l'étude du syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (Sell), qui se félicitait, le 20 mars, par la voix de son président, de ce « nouveau pic historique ». En France et ailleurs, l’industrie du jeu vidéo se gargarise de profits records : PlayStation a généré 8,9 milliards d’euros entre octobre et décembre, la branche jeu vidéo de Microsoft, 7 milliards. Pourtant, à en croire les communiqués de presse, le secteur va mal. Le même Microsoft a supprimé 1.900 emplois au sein de son studio Activision Blizzard en janvier. Et c’est loin d’être le seul.

Si l’année 2023 a été l’une des meilleures depuis longtemps pour les joueurs, grâce à ses sorties très attendues comme Zelda, Tears of the Kingdom ou Starfield, elle a été l’une des pires pour les personnes qui font le jeu vidéo. Tenu par Farhan Noor, un employé de chez Riot Games, le site Game Industry Layoffs recense environ 10.500 licenciements dans le secteur en 2023 à travers le monde. Le phénomène ne semble pas s’arrêter en 2024. Pire, il s’accélère, avec 6.000 suppressions de postes en deux mois.

Les studios français semblent relativement épargnés pour l’instant. Ubisoft a tout de même procédé à des licenciements dans ses branches à l’étranger. « Le studio a des résultats décevants dernièrement », juge Olivier Mauco, chercheur en game studies et responsable d’un cours sur l’industrie du jeu vidéo à Sciences Po. Le géant français a enregistré une perte nette de 494 millions d’euros sur son exercice 2022-2023.

Des facteurs multiples

C’est peut-être justement parce que l’année 2023 a été si riche en sorties que tous ces licenciements ont lieu. « C’est principalement un effet de cycle, beaucoup de productions qui étaient en stand-by sont sorties, explique Olivier Mauco. C’est impressionnant, mais c’est le fonctionnement classique de beaucoup de studios de jeux vidéo, où les gens ne sont pas en CDI à vie dans la même entreprise. On n’est pas du tout à un stade où il y a un risque de faillite. » La façon dont les jeux sont développés dans les gros studios, avec des équipes de taille variable, conduit généralement à des départs ou des licenciements une fois le projet terminé. « Le développement peut commencer avec 10 personnes, monter à 100 personnes puis finir de nouveau à 10 », illustre le chercheur.

D’autres cycles de vie, comme ceux des moteurs de jeux (Le moteur Unreal 4, encore utilisé par des jeux comme Final Fantasy VII Rebirth, a maintenant dix ans), des consoles (Sony a annoncé dans un communiqué que la PS5, sortie en 2020, entrait dans la fin de sa vie) et des jeux-services, qui ne peuvent pas retenir indéfiniment leurs joueurs, expliquent encore ce turnover. Les licenciements concernent des personnes qui travaillent sur ces anciens outils, et préparent le terrain pour de nouvelles embauches qui prépareront la prochaine génération de consoles.

« Il y a eu une euphorie pour les secteurs liés aux nouvelles technologiques, qui étaient vues comme très porteuses lors de la crise liée au Covid-19, ajoute encore Olivier Mauco. C’est toujours un peu le cas aujourd’hui, mais il y a quand même un effet de rattrapage, qui s’observe aussi ailleurs que dans le jeu vidéo. » En effet, au moins 250.000 personnes licenciées dans le secteur de la technologie en général la même année, selon un autre site qui recense ces annonces.

« L’industrie s’est aussi ouverte à des investisseurs hors du gaming, qui demandent du score, du rendement », estime enfin l’expert Olivier Mauco. Des concentrations et des fusions entraînent ainsi des redondances entre certains postes. Les 1.900 emplois supprimés chez Activision Blizzard ne sont pas entièrement décorrélés du rachat du studio par Microsoft, qui a été finalisé fin 2023.

Une crainte sur l’explosion des budgets

Si cette vague de licenciement est cyclique, faut-il s’attendre à voir une vague d’embauche massive suivre ? « Il y a une grosse fluidité du marché du travail dans ce secteur, analyse Olivier Mauco. Paradoxalement, ça réembauche ailleurs dès maintenant. » L’expert s’inquiète plutôt des conséquences de ce système de développement toujours plus intéressé par la super-rentabilité. « La vraie problématique se situe sur la croissance du coût des jeux, estime-t-il. Les studios ont une problématique budgétaire : c’est de moins en moins viable de faire des jeux à plusieurs millions d’euros. On voit beaucoup de prise de risque, et davantage de jeux qui exploitant des licences déjà connues. A terme, on risque de voir des accidents industriels qui, eux, peuvent conduire à des licenciements beaucoup plus graves. »