A la dériveOphenya sur la fine ligne entre « dérive sectaire » et « forme d’amitié » ?

TikTok : Pour les influenceurs comme Ophenya, la ligne est fine entre « dérive sectaire » et « relation parasociale »

A la dériveLe député socialiste Arthur Delaporte a récemment mis en avant des comportements de l’influenceuse Ophenya, proches des « dérives sectaires »
Xavier Regnier

Xavier Regnier

L'essentiel

  • Ophenya, influenceuse sur TikTok, suscite la controverse par sa proximité et son emprise sur sa communauté de jeunes abonnés, les « Bgnyas ». Elle donne des conseils de vie, est surnommée « maman » et intervient dans leur vie, au point de susciter une dépendance affective dangereuse.
  • Accusée de « dérives sectaires » par le député Arthur Delaporte, la « relation parasociale » qu’elle a noué avec ses abonnés reste cependant éloignée de cas condamnables déjà observés. Par le passé, des youtubeurs se sont ainsi servis de leur influence pour agresser sexuellement des mineurs, tandis que les coachs en développement personnel font payer des formations très cher à leurs adeptes.
  • Pour éviter les dérives, la sensibilisation des enfants et des parents est centrale. Mais les influenceurs « doivent aussi rappeler à leur audience qu’ils ne sont pas leurs amis » et ne sont pas des experts, insiste la psychologue Anaëlle Gonzalez.

Gourou de la gen Z ou simple influenceuse un peu dépassée par sa notoriété ? Le nom d’Ophenya, à la tête d’une communauté de 4,9 millions d’abonnés sur TikTok, revient vite lorsqu’il s’agit d’évoquer la limite entre influence et emprise sur les réseaux sociaux. Le député socialiste Arthur Delaporte l’a même prise en exemple pour défendre sa proposition de loi visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires.

Entre mineurs qui l’adulent, promotions de produits problématiques et conseils de vie distribués en vidéo, il faut dire que son cas est devenu emblématique. Mais les influenceurs sont-ils forcément des gourous en puissance ? « On ne peut pas dire ça », contre Stéphanie de Vanssay, conseillère nationale à la fédération des syndicats de l’Unsa-Éducation sur les questions numérique et éducation et spécialisée dans les dérives sectaires à l’école.

Quand l’influenceuse prend la place de la « maman »

Les fondamentaux sont pourtant là : d’abord une communauté, qui « se bâtit très bien en ligne », tournant autour de la parole d’un individu. Ensuite un « vedettariat qui tourne au culte de la personnalité », pas forcément voulu par l’influenceur. Dans le cas d’Ophenya, ce stade a déjà été largement atteint : sa communauté, les « Bgnyas », la surnomme volontiers « maman », ou la compare à une « grande sœur » ou « meilleure amie ».

Une véritable « relation parasociale », décrit Anaëlle Gonzalez, chercheuse spécialiste de l’influence des médias et des réseaux sociaux sur le développement politique et moral des jeunes à l’université KU Leuven en Belgique. Autrement dit, une relation dans laquelle « le fossé est réduit » entre l’influenceuse et sa communauté, « en faisant croire à une forme d’amitié, de proximité, alors que la relation est unilatérale, sans réciprocité ». Or, « les fonctionnalités des réseaux sociaux permettent de réduire ce fossé, par exemple avec les channels Instagram qui simulent les messages privés qu’on peut avoir avec des amis », là encore à sens unique.

Ce type de relation peut facilement amener à nouer un lien de confiance, qui peut s’avérer dangereux. Car cette fausse proximité se cultive, notamment « par la surestimation des abonnés, en leur répétant qu’ils sont merveilleux, en leur faisant se sentir spécial quand on répond à leur commentaire », complète Stéphanie de Vanssay. Dans le cas d’Ophenya, l’influenceuse va jusqu’à intervenir dans la vie de ses abonnés, par exemple en appelant l’établissement scolaire d’une élève harcelée. On comprend mieux alors l’appellation « maman »…

Agressions sexuelles et exigences financières

Pour les adolescents, le risque est d'« utiliser l’influenceur comme pilier principal de leur estime sociale », souligne Anaëlle Gonzalez. « La rupture avec l’environnement d’origine est ce qu’il y a de plus problématique pour les ados, qui se construisent déjà en opposition à leurs parents », alerte Stéphanie de Vanssay. C’est là que le piège peut se refermer. « On a déjà eu plusieurs cas d’agressions sexuelles de la part de youtubeurs sur des jeunes filles qui prenaient le train pour rencontrer leur idole », rappelle l’enseignante.

La toute-puissance sexuelle du gourou sur ses adeptes, une caractéristique particulièrement marquante des sectes. Tout comme « le caractère exorbitant des exigences financières, qu’on retrouve avec le prix des stages des coachs en développement personnel », cite encore Stéphanie de Vanssay. Si elle n’en est pas encore là, Ophenya a néanmoins déjà flirté avec cette ligne. D’abord avec des vidéos s’apparentant clairement au développement personnel, sur « le deuil » ou « la confiance en soi ». Mais surtout avec l’application de rencontres Crush, dont elle a fait la promotion, qui sous couvert de gratuité proposait de payer pour être mis en avant.

Une meute hors de contrôle

Une polémique qui n’a pourtant pas ébranlé la communauté d’Ophenya. La faute notamment à « l’effet de halo », qui conduit « dans les mécaniques d’emprise à généraliser les aspects positifs d’une personne qu’on admire à tous ses actes », explique Anaëlle Gonzalez. Qu’importent le manque de transparence et le danger que revêtait cette application, sa communauté semblait prête à la défendre contre n’importe qui… y compris ceux qui prenaient leurs distances.

A l’occasion de la polémique sur la participation (finalement annulée) d’Ophenya au programme « Aux Jeux Streamers », certains internautes ont signalé sur X des cas de harcèlements contre d’anciens fans de l’influenceuse. « Si on est un ancien adepte, c’est dangereux pour les adeptes eux-mêmes, car on peut fragiliser leurs croyances », résume Stéphanie de Vanssay, citant aussi l’exemple de Thierry Casasnovas.

Cette « loyauté extrême » est toutefois « assez commune maintenant dans les communautés en ligne, mais l’aspect sectaire commence quand derrière l’exploitation des émotions, il y a un manque de transparence sur les intérêts », précise Anaëlle Gonzalez. Le harcèlement de meute et la glissade vers l’emprise ne sont d’ailleurs pas forcément voulus et encore moins contrôlés par les influenceurs. « Ça peut naître dans une célébrité inattendue qui dépasse nos capacités », tempère Stéphanie de Vanssay.

Pour limiter les risques, outre la sensibilisation des parents et des ados, Anaëlle Gonzalez appelle les influenceurs à « avoir conscience que leur expertise a des limites, et de répéter à leur audience qu’ils ne sont pas leurs amis ». « Ophenya n’est pas psychologue mais elle donne des conseils à des ados qui vont généraliser », regrette-t-elle. Ce n’est pas sectaire, mais c’est peut-être tout aussi dévastateur.