Procès Google : « Ses monopoles sont trop profonds pour qu’une scission remette à zéro son avantage compétitif »
INTERVIEW•Professeur de droit de la concurrence à l’université UNC-Chapel Hill et consultant lors du procès antitrust de Microsoft il y a vingt ans, Andrew Chin revient sur la bataille qui oppose la justice américaine et GooglePropos recueillis par Philippe Berry
L'essentiel
- Le procès de Google pour abus de position dominante s’est ouvert la semaine dernière à Washington et doit durer dix semaines.
- Google est accusé d’avoir illégalement tué la concurrence dans l’œuf via des contrats d’exclusivité pour imposer son moteur de recherche.
- Pour l’expert américain Andrew Chin, il n’y a pas de solution miracle, notamment à cause de la passivité des autorités de la concurrence ces dernières années.
C’est le plus gros bras de fer entre la justice américaine et un géant des technologies depuis plus de vingt ans. Le procès historique des Etats-Unis contre Google s’est ouvert la semaine dernière à Washington et doit durer dix semaines. « Ce dossier porte sur l’avenir d’Internet, et sur la question de savoir si Google aura jamais, face à lui, de concurrence significative dans la recherche », a résumé un représentant du ministère public. Le géant de Mountain View est accusé d’avoir abusé de sa position dominante en signant des contrats d’exclusivité avec Apple, Samsung ou encore Mozilla, pour faire de Google le moteur de recherche par défaut sur leurs smartphones ou navigateur.
Aux Etats-Unis, le vent semble avoir tourné. Autrefois vénérée par les pouvoirs politiques et publics, la « Big Tech » est attaquée de tous les côtés, avec une administration Biden qui espère convaincre les juges de rebattre les cartes de la concurrence. « L’enracinement du pouvoir monopolistique sur les plateformes (Internet) est endémique », justifie Andrew Chin, professeur de droit antitrust à l’université UNC-Chapel Hill. Il y a deux décennies, cet expert avait joué les consultants pour le juge Jackson lors du procès qui avait failli aboutir au démantèlement de Microsoft. Entretien.
Quels sont les principaux enjeux de ce procès ?
Le verdict redéfinira probablement les règles de concurrence sur les marchés de la recherche et de publicité, et potentiellement sur les systèmes d’exploitation mobiles et sur les app stores. Dans un monde idéal, la concurrence devrait être indépendante sur ces marchés, avec un alignement entre l’innovation et l’intérêt des consommateurs. D’un point de vue économique et technologique, il s’agit de marchés distincts qui fonctionnent mieux lorsqu’ils ne sont pas liés par des accords contractuels.
Comment le juge va-t-il déterminer si le fait de payer des partenaires pour faire de Google le moteur de recherche par défaut a violé ou non les lois antitrust ?
Le tribunal devra déterminer si ces contrats d’exclusion ont considérablement nui à la concurrence. La difficulté sera d’établir un lien de causalité entre les contrats contestés et le pouvoir monopolistique actuel et futur de Google, étant donné qu’une grande partie de ce monopole est le résultat de son innovation et d’autres pratiques légitimes. Il faudra distinguer les barrières à la concurrence qui proviennent d’une supériorité (de Google) et celles qui sont le résultat de contrats d’exclusivité.
Quelles sont les similitudes entre ces poursuites contre Google et celles contre Microsoft en 1998-2001 ?
Google et Microsoft ont inondé le marché des appareils de restrictions contractuelles garantissant le placement exclusif de leurs logiciels par défaut. Les deux affaires portent sur des accusations monopolistiques s’appuyant sur la même section du Sherman Act (l’une des deux principales lois antitrust). Dans les deux cas, on parle principalement de contrats qui avaient pour effet d’exclure les concurrents des canaux les plus efficaces pour commercialiser leurs produits.
Pour Microsoft, le démantèlement ordonné en première instance avait été annulé en appel, au profit de restrictions. Ont-elles été utiles ?
Les remèdes dans l’affaire Microsoft visaient à séparer le marché des systèmes d’exploitation des marchés de logiciels tels que les navigateurs Web ou le langage de programmation Java, qui auraient pu devenir des plateformes susceptibles de menacer Windows. Mais il s’est avéré que la véritable menace concurrentielle était le passage au mobile, qui a donné naissance à l’écosystème Apple. Microsoft a également fini par se saborder sur le marché des navigateurs internet avec une innovation trop lente.
Google et la Big Tech ont déjà été condamnés à payer des milliards de dollars d’amende sans que leur domination en souffre. Un démantèlement est-il la seule solution ?
Des économistes soutiendront sans doute cette thèse lors du procès. Mais mon intuition, c’est que les monopoles de Google sur ces différents marchés sont trop ancrés pour qu’une scission verticale (recherche, pub, Android…) remette à zéro leur avantage compétitif pour le consommateur. Google va répondre avec des arguments convaincants sur les économies d’échelles – financières et technologiques – sur le marché de la recherche, et il serait difficile de plaider pour une scission horizontale (en séparant la régie publicitaire de Google et celle de DoubleClick, racheté en 2007, ou Google Video et YouTube par exemple). Des mesures correctives, telles que l’interdiction des dispositions contractuelles qui bloquent l’innovation dans l’espace Android et la distribution de produits concurrents, sont probables et faciles à mettre en œuvre. Mais elles risquent d’être aussi inefficaces que les mesures correctives imposées à Microsoft.
Il n’y a aucun pas l’espoir d’un véritable changement ?
La justice tentera d’imposer des remèdes pour restaurer une certaine neutralité entre ces différents marchés, en espérant que davantage de concurrence ou des changements technologiques érodent la puissance de Google sur un ou plusieurs fronts à l’avenir.
Le gendarme américain de la concurrence (FTC) a-t-il fauté en donnant son feu vert à la plupart des rachats dans la tech ces deux dernières décennies ?
Oui. Ces affaires illustrent les limites de la théorie de l’École de Chicago (sur un marché qui s’autorégule en faveur du consommateur), qui a dominé le droit de la concurrence depuis les années 1980. L’enracinement du pouvoir monopolistique via les effets de réseau sur de nombreux marchés de plateformes (internet) est endémique. Outre Google, la FTC devrait s’attaquer à Amazon à tout moment.