Guerre en Ukraine : Pourquoi la Russie tente de toujours plus censurer Internet
PROPAGANDE•Un nouveau palier a été franchi avec le rachat par Vk, le Facebook russe totalement sous contrôle du Kremlin, de Yandex News, un autre géant de l’information « encadrée » en RussieLaure Gamaury
L'essentiel
- Avec le rachat de la plateforme News de Yandex par Vk, le Kremlin franchit un palier supplémentaire dans la censure de l’information disponible en ligne sur le cyberespace russophone.
- Le phénomène n’a pas démarré avec la guerre en Ukraine. Vladimir Poutine a en réalité orchestré une lutte de longue haleine pour parvenir à contrôler toujours plus le RuNet.
- Reste tout de même quelques notes d’espoir pour lutter contre cette course à la censure, note Kévin Limonier, spécialiste des questions cybernétiques et informationnelles, notamment pour la Russie. « Le réseau russe est l’un des plus complexes à museler et le Kremlin n’a pas encore les moyens technologiques de le faire. »
Yandex News contrôlé dès 2023 par le réseau social russe Vk, un pas supplémentaire du Kremlin vers une censure totale ? Voilà comment on aurait pu titrer cet article, en connaissant déjà la réponse ou presque. Dans un communiqué diffusé la semaine dernière, le groupe russe Yandex a en effet annoncé qu’il vendait à Vk certaines de ses activités, notamment sa plateforme média. Imaginez donc que Google cède à Facebook son célèbre Google News. Lunaire côté occidental, possible dans une Russie où la propagande du pouvoir et le contrôle des entreprises d’actualité sont une réalité quotidienne six mois après le début de la guerre en Ukraine.
« Le conflit, dans toutes ses dimensions, n’est qu’un accélérateur de tendances présentes en Russie depuis dix, quinze, vingt ans. C’est le cas pour Internet. Le début du contrôle numérique remonte à 2012 », analyse Kévin Limonier, maître de conférences à l’institut français de géopolitique et directeur adjoint du centre de recherche Géode, spécialisé sur les questions cybernétiques et informationnelles. Avec un point d’orgue au commencement de la guerre en Ukraine, laquelle a marqué la mise à l’arrêt totale des médias indépendants et/ou d’opposition. Comment, alors, imaginer que la censure puisse encore se renforcer en Russie ?
Dans la continuité de ce qu’il se passe depuis 2012
Le RuNet est pourtant né libre, comme le rappelait Olga Bronnikova, enseignante chercheure à l’université Grenoble Alpes, sociologue et spécialiste de la Russie, à 20 Minutes au début du conflit. « Contrairement à la Chine, où Internet était très contrôlé dès sa création, en Russie, il était décentralisé et indépendant ». La mainmise n’a donc officiellement commencé qu’en 2012 avec la mise en place d’un arsenal législatif toujours plus répressif pour médias et journalistes.
Jeanne Cavelier, responsable du bureau Reporters sans frontières Europe de l’Est et Asie centrale, place cependant plus loin dans le temps la planification d’une prise de pouvoir du Kremlin sur Yandex News. « D’après Lev Gershenzon, ancien chef de Yandex News, qu’on peut considérer comme un lanceur d’alerte, les responsables de l’administration présidentielle ont demandé dès l’été 2008, après la guerre en Ossétie du sud, à avoir accès à l’interface de la page d’accueil en cas de guerre ».
Le même Lev Gershenzon, démissionnaire de l’entreprise il y a plusieurs années après y avoir travaillé huit ans, et désormais réfugié en Allemagne, a appelé en mars ses anciens collègues à cesser de « cacher les preuves de la guerre ». « Il a expliqué sa démission par la transformation, même avant le début du conflit, de Yandex News en "machine de propagande" », précise l’experte.
La main du Kremlin toujours plus omniprésente
Pour Jeanne Cavelier, « Yandex était de toute façon déjà dans l’escarcelle du Kremlin ». La responsable du bureau RSF Europe de l’Est et Asie centrale rappelle notamment qu’en avril, Reporters sans frontières a repéré, dans les résultats générés par l’algorithme de Yandex News, un clone de The Insider, média d’investigation russe d’opposition basé à l’étranger. Ce clone diffusait du contenu propagandiste avec l’image du site original. « Depuis 2008, les médias indépendants n’apparaissaient plus dans les premiers résultats de recherche et avaient beaucoup de mal à se rendre visibles sur cette plateforme », ajoute Jeanne Cavelier. Avant de disparaître totalement depuis le début de la guerre en Ukraine.
« Ce n’est pas une rupture mais un affermissement de la censure, renchérit Kévin Limonier. On observe une véritable continuité depuis plus de dix ans pour tenter de contrôler à 100 % les plateformes d’intermédiation comme les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux utilisés par les Russes ». La nouveauté, selon l’expert, c’est la prise de contrôle directe. « D’une manipulation partielle par Yandex, largement connue, on bascule vers une mainmise totale sur les algorithmes d’une société totalement sous influence du Kremlin ».
Le revirement de Vk
Pourtant, à la création de Vk, un réseau social calqué sur le modèle de Facebook, difficile d’imaginer ce modèle sous emprise. En 2006, le milliardaire Pavel Dourov, qui a depuis donné naissance au controversé service de messagerie Telegram, fonde VKontakte, devenu depuis Vk, « totalement en dehors de l’orbite du pouvoir », précise Kévin Limonier. « Avant 2012, les autorités russes considèrent VKontakte comme un terrain de jeu pour les start-uppeurs en baskets et les geeks, plutôt que comme un atout stratégique et un vecteur potentiel de déstabilisation du régime ».
Or cette année-là ont lieu dans le pays des manifestations contre le retour au pouvoir de Vladimir Poutine, après quelques années comme Premier ministre de Dmitri Medvedev. Comme les Printemps arabes, massivement orchestrés via les réseaux sociaux, la mobilisation prend son essor en partie grâce à VKontakte, qui permet son organisation. « Pavel Dourov refuse alors de donner le nom des meneurs, publie les lettres du FSB (ex-KGB) lui demandant de dénoncer les créateurs des groupes et événements sur le réseau. Son refus de coopérer mène à sa fuite de Russie, à la perquisition des locaux de son réseau social, à sa condamnation par contumace, et enfin à la confiscation de ses parts dans VK », expose encore le spécialiste du cyberespace russophone.
Dès lors, Vk a basculé dans les groupes de magnats médiatiques russes, ces oligarques très proches du pouvoir. Alicher Ousmanov, notamment, a possédé et dirigé le réseau social avant de vendre totalement ses participations en 2021. Aujourd’hui, à l’heure du rachat de Yandex News, Vk appartient au groupe dirigé par Vladimir Kirienko, fils de Sergueï Kirienko, membre de l’administration présidentielle et proche de Vladimir Poutine. « L’autoritarisme numérique est devenu le gagne-pain de certaines familles d’entrepreneurs en Russie, qui s’enrichissent sur la mise au pas de l’Internet russe par les autorités, lequel génère évidemment de l’argent et un véritable marché », relève Kévin Limonier.
Une lueur d’espoir
Mais les experts n’ont pas perdu tout espoir de vaincre cette censure qui progresse. Chez RSF, Jeanne Cavelier souligne la lassitude du peuple face à la propagande officielle. « Une étude de l’Institut de sociologie indépendant Romir montre une chute des audiences des trois principales chaînes de télévision publiques, Perviy Kanal, Rossiya 1 et NTV, de l’ordre de 25 % durant les six derniers mois ». Et il est bon de rappeler que la télévision est le premier média d’information en Russie.
De même, le pays, souvent comparé à la Chine, n’est pas au même niveau concernant le contrôle d’Internet. « Le réseau russe est l’un des plus complexes à museler et le Kremlin n’a aujourd’hui pas les moyens technologiques de le faire, assure Kévin Limonier. Le côté bordélique - c’est le terme qui me vient à l’esprit - permet de conserver des chemins de traverse pour faire circuler l’information et éviter en partie le filtrage ».