PROPAGANDELes réseaux sociaux, victimes de la censure russe ?

Guerre en Ukraine : « Tout le monde se prépare au pire… » Les réseaux sociaux, prochaines victimes de la censure russe ?

PROPAGANDEDans la nuit de vendredi à samedi, Moscou a bloqué Facebook, restreint l’accès à Twitter et procédé avant à un sévère tour de vis contre les médias. On retrace une décennie de reprise en main des médias et des réseaux sociaux par Vladimir Poutine avec Olga Bronnikova, enseignante-chercheuse à l’université de Grenoble
Laure Gamaury

Laure Gamaury

L'essentiel

  • En Russie, les libertés sont de plus en plus encadrées.
  • Avec la guerre en Ukraine, le Kremlin a franchi un nouveau palier dans la diffusion de sa propagande. Les pages Internet de Facebook et plusieurs médias indépendants étaient en grande partie inaccessibles dans le pays cette nuit.
  • La crainte d’une censure des réseaux sociaux s’appuie sur la construction méthodique d’une législation très restrictive pas le pouvoir, nous explique la sociologue Olga Bronnikova.

En attaquant l’Ukraine il y a une semaine, la Russie s’est aussi bien isolée sur le plan diplomatique que… numérique. Si, pour l’heure, quelques plateformes internationales peuvent encore connecter la population russe au reste du monde, les restrictions du Kremlin sont de plus en plus fortes, notamment sur le terrain des libertés en ligne. A quelles informations les Russes ont-ils encore accès aujourd’hui ? « Facebook, Twitter, YouTube seront-ils les prochains à être bloqués, après les médias étrangers et les médias indépendants ?, s’inquiète Olga Bronnikova, enseignante chercheure à l’université Grenoble Alpes, sociologue et spécialiste de la Russie. Tout le monde se prépare au pire. »

Des craintes qui semblent fondées puisque, dans la nuit de jeudi à vendredi, le site de Facebook était difficilement accessible depuis le pays, avant d’être bloqué cette nuit. La semaine dernière, le régulateur russe des communications avait annoncé « limiter l’accès » à Facebook, qu’il accusait de censure.

Notre dossier sur la guerre en Ukraine

Ces dernières années, Vladimir Poutine a mis sur pied un arsenal législatif pour contraindre sa population à recevoir seulement des informations validées. « L’emprise du pouvoir russe sur Internet date de 2012. C’est le moment où on commence à ressentir une restriction des libertés alors qu’à sa naissance en Russie, Internet était très libre et décentralisé, contrairement à la Chine, par exemple, où, dès le départ, le Web est très contrôlé », retrace Olga Bronnikova. « En 2011-2012, de fortes mobilisations post-électorales ont lieu. Les réseaux sociaux permettent de filmer des fraudes et des falsifications, puis de les dénoncer, en les postant notamment sur YouTube. » A ces mouvements sociaux peu appréciés du pouvoir russe s’ajoutent les Printemps arabes et les révolutions en Tunisie, Egypte, Algérie, Libye, Maroc, Jordanie ou encore au Yémen et en Syrie, en grande partie permises par l’avènement des réseaux sociaux.

Pour le Kremlin – qui observe également « les révolutions dites "de couleur", soit des révolutions qui ont eu lieu dans d’autres pays de l’espace post-soviétique après des échéances électorales, en Ukraine ou en Géorgie, par exemple », énumère Olga Bronnikova –, il est temps de mettre de l’ordre.

La mise en place de lois spécifiques

« A partir de 2012, il y a une nouvelle loi presque tous les mois, tous les ans, qui vient museler les médias et limiter l’expression sur Internet. La première est celle dite sur les "agents de l’étranger". Au début, elle ne vise que les personnes morales, ONG et associations russes qui mènent des activités sociopolitiques. » Mais la loi se durcit progressivement : les médias sont à leur tour concernés quelques années plus tard et la loi finit par être applicable aux personnes physiques. « Une personne visée doit fournir des rapports en permanence, et justifier par facture toutes ses courses, même un paquet de couches pour son bébé. »

Porter l’étiquette d'« agent de l’étranger » n’empêche pas les médias ou les associations de travailler, mais cette mention dans tous les contenus qu’ils publient est obligatoire et peut leur porter préjudice. « Être labellisé "agent de l’étranger", c’est une notion très forte en Russie : être considéré comme un ennemi du peuple, financé par l’extérieur, qui vise la déstabilisation et la destruction de l’ordre public et politique, c’est particulièrement stigmatisant », explique la spécialiste de la Russie.

Des mots interdits

Ont emboîté le pas à cette première loi restrictive des libertés numériques celle sur les organisations « indésirables », qui reçoivent des fonds de l’étranger, puis une autre visant spécifiquement les médias en ligne, les obligeant à rendre compte des informations d’une certaine manière, à bannir certains mots. Ainsi, « les médias ne peuvent pas uniquement parler de l’Etat islamique. Ils doivent préciser que c’est une organisation terroriste interdite en Russie. Et là, depuis l’invasion en Ukraine, il leur est interdit d’utiliser le mot "guerre", ils doivent parler d’opération militaire". C’est d’ailleurs une des raisons de l’interdiction de plusieurs médias étrangers en Russie depuis quelques jours », relate Olga Bronnikova.

Apogée de cette frénésie législative, le texte « qui regroupe les initiatives prises en amont » débarque en 2019 : c’est la loi dite de « souverainisation d’Internet ». Elle a permis d’instaurer chez les fournisseurs d’accès d’Internet en Russie, mobiles et non mobiles, des nouvelles technologies, dites DPI, qui permettent aux autorités de ralentir assez facilement tous les services sur Internet, mais aussi de bloquer Internet au besoin. « Avant 2019, c’était très difficile pour le pouvoir russe d’avoir une telle mainmise sur le réseau car il était très ramifié avec plus 3.000 fournisseurs d’accès à Internet, quand la France par exemple, en a à peine une dizaine. Mais les gros FAI, contrôlés par l’Etat, ont racheté pas mal de petits. Aujourd’hui, on estime que l’Internet mobile est couvert par les nouvelles technologies DPI presque à 100 % alors que, pour l’Internet non mobile, on est environ à deux tiers de couverture ». Les ralentissements constatés sur Facebook et Twitter ces derniers jours sont donc la conséquence de cette loi de « souverainisation d’Internet ».

La propagande du pouvoir est-elle totalement efficace ?

En construisant méthodiquement, pendant dix ans, un arsenal législatif qui limite les libertés numériques sur le fond comme sur la forme, Moscou a tenté de préparer, pour ne pas dire conditionner ou formater, la population à penser par le prisme du pouvoir. Chaînes, radios et journaux sont désormais totalement contrôlés par le Kremlin mais qu’en est-il des réseaux sociaux ? Car si les réseaux sociaux russes tels que VK (anciennement Vkontacte) et Yandex sont sous la coupe du Kremlin, Facebook, YouTube et les autres ont-ils les moyens de résister ? « La société russe sait utiliser un VPN pour accéder à une info indépendante. Les associations de défense des libertés numériques, avant d’être totalement muselées, ont largement communiqué à ce sujet. Les Russes se sont peut-être habitués à la situation installée année après année, mais ils n’ont pas oublié », assure Olga Bronnikova.

La sociologue rappelle que le démantèlement du « réseau de Nalvany » a été particulièrement démoralisant pour les militants et pour la jeunesse russe. « A l’époque, tout le monde pensait que l’opposant était intouchable, personne ne pensait qu’il serait d’abord empoisonné, puis emprisonné. C’était une vraie surprise ». Mais elle conserve un véritable optimisme sur la résilience de la population russe : « On a compris que l’Etat peut frapper fort. Aujourd’hui, seule une minorité de Russes s’engage contre cette guerre avec une grosse crainte de représailles. La majorité d’entre eux ne proteste pas et tente de l’ignorer. En 2014, la population avait largement adhéré à la guerre en Crimée. Là, il n’y a aucun élan patriotique ». Une lueur d’espoir venue de l’intérieur ?