Pédocriminalité : Faut-il encourager les collectifs de citoyens qui luttent contre les cyberprédateurs ?
INTERNET•Des citoyens traquent les pédocriminels en créant de faux profils d’adolescentes sur les réseaux sociauxHakima Bounemoura
L'essentiel
- Les collectifs de citoyens qui luttent contre la cyberpédocriminalité se multiplient aujourd’hui aux quatre coins de la France.
- Plusieurs associations et des parlementaires réclament un cadre légal pour que ces militants puissent œuvrer conjointement avec les autorités.
- « Il n’est bien sûr pas question de se substituer à la police et à la justice : il s’agit d’être une aide, un relais, une force supplémentaire dans la lutte contre la pédocriminalité sur Internet, véritable fléau pour nos enfants », explique Maud Petit, députée Modem du Val-de-Marne, qui milite pour la mise en place d’une collaboration officielle.
Team Eunomie en Normandie, Team Artemis en Rhône-Alpes, Team Scorpio dans le Nord Pas-de-Calais… Les collectifs de citoyens qui luttent contre la cyberpédocriminalité se multiplient aujourd’hui aux quatre coins de la France. Directement inspirés de la Team Moore, créée en 2019 sur l'île de La Réunion, ces internautes – des activistes issus de la société civile – traquent les prédateurs sexuels « qui œuvrent impunément sur le Web ». En créant de faux profils sur les réseaux sociaux, ils se font passer pour des adolescentes afin d’attirer et de piéger des pédocriminels, qu’ils dénoncent ensuite à la justice.
« Notre collaboration avec les autorités a permis l’arrestation de six pédocriminels présumés, uniquement sur le mois de mai 2021. Et au total, près d’une cinquantaine d’arrestations et une quinzaine de condamnations à notre actif sur le territoire français, en tout juste deux ans. Sans compter l’ensemble de notre mouvement, qui a permis une centaine d’interpellations à travers le monde », explique Steven Moore*, père de famille réunionnais à l’origine de ce mouvement citoyen, qui revendique aujourd’hui plusieurs milliers de militants actifs.
Vers une collaboration officielle avec la police ?
Des résultats très concrets, salués par plusieurs associations de protection de l’enfance. « Malgré les réticences des autorités, nous soutenons ce qu’ils font, car ils ont permis l’arrestation de plusieurs prédateurs sexuels. Etant donné les enjeux – et le manque de moyens en France –, il faut que la législation évolue rapidement sur cette question. Il faut que les enquêteurs puissent travailler conjointement avec ces militants », expliquait en 2019 à 20 Minutes Homayra Sellier, la présidente de l’association Innocence en danger. Plusieurs autres associations, ainsi que des parlementaires, réclament eux aussi aujourd’hui un cadre légal pour que ces militants puissent œuvrer conjointement avec la police et la justice.
Maud Petit, députée Modem du Val-de-Marne, a proposé fin juin à l’Assemblée la mise en place d’une collaboration officielle entre la Team Moore et les autorités publiques. « Il est nécessaire et grand temps de réfléchir à un cadre légal – qui définirait à la fois les possibilités et les limites d’une telle collaboration – pour éviter toute dérive sur un sujet aussi sensible. Il n’est bien sûr pas question de se substituer à la police et à la justice : il s’agit d’être une aide, un relais, une force supplémentaire dans la lutte contre la pédocriminalité sur Internet, véritable fléau pour nos enfants », explique la parlementaire, coprésidente du groupe d’études à l’Assemblée nationale sur le droit des enfants et la protection de la jeunesse.
a« Une telle collaboration est d’ailleurs déjà effective sur le terrain, puisqu’en avril dernier, en Haute-Saône, le collectif a adressé à la police judiciaire de Besançon un dossier contenant des copies d’écran de discussions à caractère sexuel entre un homme et celle qu’il pensait être une enfant de 12 ans. Une peine de dix mois d’emprisonnement ferme a été prononcée à son encontre, accompagnée d’un suivi socio-judiciaire avec obligation de soins pendant cinq ans », ajoute la députée, convaincue de l’utilité de l’action entreprise par ces militants.
« Il faut que chacun reste à sa place : je ne demande pas aux policiers ou aux magistrats d’être boulangers ! »
Malgré la multiplication des interpellations et des condamnations, ces initiatives citoyennes inquiètent les autorités. « Les risques de dérives sont très importants (…) Permettre aux citoyens d’entrer dans une enquête ferait prendre des risques. Qu’ils dénoncent des faits, d’accord, mais les laisser intervenir dans le processus de la procédure pénale me semble très inquiétant. Il faut que chacun reste à sa place : je ne demande pas aux policiers ou aux magistrats d’être boulangers ! », estime le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti, farouchement opposé à toute collaboration officielle avec « ces justiciers du Web ».
Contactée par 20 Minutes, la DCPJ-Groupe central des mineurs victimes, en charge de la lutte contre la pédocriminalité sur Internet, a refusé de s’exprimer sur le sujet. Elle pointait toutefois en 2019 les dangers que pouvaient engendrer de telles pratiques. « C’est interdit pour le commun des mortels. Il n’y a que certains policiers extrêmement spécialisés qui ont accès à cette technique d’ enquête [enquête sous pseudonyme (ESP)]. Le militant peut se mettre en danger lui-même quand il se rend à de tels rendez-vous », et son travail peut s’avérer contre-productif lorsque les preuves collectées ne sont pas de qualité suffisante pour lancer une instruction, expliquait la responsable du Groupe central des mineurs victimes.
« La France a beaucoup de retard sur ces questions-là »
Les autorités françaises ne semblent donc pas prêtes, pour l’instant, à envisager une telle collaboration. « À mon grand désarroi, la France est encore très frileuse, elle a du mal à évoluer sur certains modes de fonctionnement… C’est en tout cas un sujet que l’on ne va pas abandonner, et que je réintroduirai lors des prochains débats à l’Assemblée », explique la députée Maud Petit, soulignant que « l’engagement des citoyens sur le terrain n’est pourtant pas un phénomène nouveau : il existe déjà plusieurs collectifs de citoyens, comme le dispositif " Voisins vigilants ", qui permet d’alerter les forces de l’ordre et d’accélérer leur intervention en cas de cambriolage. Les politiques publiques participatives sont aussi une invitation des institutions à l’action directe des citoyens », ajoute la parlementaire.
A l’étranger, et notamment en Grande-Bretagne, ces initiatives citoyennes existent depuis une dizaine d’années. Mais là-bas, le travail « des chasseurs de pédophiles » est officiellement reconnu et encadré par les autorités. Il existe une centaine de groupes de « justiciers » outre-Manche qui traquent les pédocriminels sur le Web. Et des vidéos de lynchage et d’interrogatoires sont régulièrement diffusées sur les réseaux sociaux : des pédocriminels présumés, filmés à visage découvert et sous leur véritable identité, sont ainsi jetés en pâture aux internautes. Des pratiques controversées que ne souhaitent pas encourager les autorités françaises.
*« Steven Moore » souhaite conserver l’anonymat.