Coronavirus : Massivement vu et financé en ligne, le succès de « Hold-Up » risque-t-il de « banaliser la parole complotiste » ?
COMPLOTISME (2/5)•Alors que les débats autour de « Hold-up » mettent en lumière le complotisme sur la pandémie, des expertes se sont penchées pour « 20 Minutes » sur les raisons profondes du succès de ce documentaireM.F.
L'essentiel
- Après le succès du documentaire Hold-up, 20 Minutes propose une série d’articles sur le complotisme et la pandémie de Covid-19.
- Pas vraiment original dans sa forme ni son contenu, selon les deux spécialistes que nous avons interrogées, le film vaudrait principalement son succès au timing de sa diffusion.
- Pour Marie Peltier et Divina Frau-Meigs, il est révélateur de la défiance de plus en plus de Français face à la situation sanitaire, à la parole politique et aux médias. Elles s’inquiètent du rôle du film dans « banalisation de la parole conspirationniste dans tous les milieux ».
Avec plus de 2,7 millions de visionnages en ligne seulement six jours après sa sortie, Hold-up a eu un retentissement inégalé en France par rapport aux vidéos de ce type généralement diffusées sur le Web. Le documentaire, qui dénonce la gestion de la crise du coronavirus par les dirigeants, est vivement critiqué depuis sa sortie le 11 novembre. Personnalités politiques et médias sont immédiatement montés au front et soulignent qu'il s'appuie sur des informations factuellement erronnées. Des réactions musclées, signe que le phénomène autour d’Hold-up, n’est pas pris à la légère.
Sur la forme, le documentaire n’a rien d’inédit, à commencer par son financement en ligne. « Les sphères conspirationnistes font énormément appel au don de manière générale et le financement participatif fait partie de l’imaginaire antisystème, commente Marie Peltier, enseignante en histoire à l’institut supérieur de pédagogie Galilée de Bruxelles (ISPG) et autrice de l’ouvrage Obsession : Dans les coulisses du récit complotiste. Les conspirationnistes aiment se voir comme des opposants et nourrissent l’idée que l’argent appartient à ceux qui ont le pouvoir. Donc pour le contrer et financer ses propres contenus, il faut mettre de sa poche. »
« Les gens veulent savoir et sont prêts à donner de l’argent »
Mais là où Hold-up se démarque des autres productions de sa catégorie, c’est sur le montant récolté. Les réalisateurs ont réussi à rassembler 155.749 euros sur Tipeee et 182.970 euros sur Ulule. Au total, plus de 13.400 internautes ont contribué à la réalisation de ce projet. « Le documentaire révèle une angoisse profonde sur les questions de santé et l’inquiétude vis-à-vis de nos gouvernements, analyse Divina Frau-Meigs, sociologue des médias, professeure à l’université Sorbonne Nouvelle. Qu’est-ce qu’on nous cache, est-ce qu’on n’est pas instrumentalisé, est-ce qu’on n’est pas manipulé ? Les gens veulent savoir et sont prêts à donner de l’argent à ceux qui leur disent "On a la réponse à vos questions". »
De plus, dans une période où l’on subit la crise sanitaire, donner permet de se mettre dans une position active. « Les personnes qui ont microfinancé le film ne sont plus dans l’inertie et l’incapacité à agir », souligne l’autrice du livre Faut-il avoir peur des fake news ?.
«Je le trouve même assez cheap »
Ce budget a permis aux réalisateurs de tourner un documentaire à l’aspect général plutôt soigné, bien éloigné des vidéos amateurs. Mais rien d’incroyable, selon Marie Peltier : « Cela fait quinze ans que je regarde des vidéos conspirationnistes sur Internet et ce type de documentaire, il y en a des centaines. Interroger les intervenants sur fond noir, c’est presque un code dans le milieu. Pour être honnête, vu le budget, je m’attendais à autre chose. Là, je le trouve même assez cheap ! » Ce n’est donc pas grâce à la qualité de sa réalisation que le film a eu un tel retentissement.
Dès sa sortie, Hold-up a été massivement partagé sur les réseaux par les internautes, dont les microdonneurs. « Quand on finance quelque chose, on le partage car on se sent partie prenante. Comme ils étaient nombreux, cela a été assez fulgurant », note l’enseignante à l’ISPG. Et si le succès a été aussi « important, viral et amplifié », c’est aussi parce qu’on est en plein confinement, selon Divina Frau-Meigs. Elle souligne que, durant cette période, les gens passent beaucoup plus de temps sur Internet, où ils partagent des contenus avec leurs proches ou leurs collègues.
« Il fait écho chez des segments beaucoup plus hétérogènes de la population »
Le succès du film vient également en partie de son contenu lui-même. Si, selon les expertes, il « reprend les codes classiques de la théorie du complot », il a su toucher un public bien plus large que la seule sphère conspirationniste. « Le phénomène n’est pas le même que pendant la crise des "gilets jaunes", où les thèses complotistes touchaient plutôt les travailleurs pauvres, rappelle Divina Frau-Meigs. Hold-up fait écho chez des segments beaucoup plus hétérogènes de la population, dont une classe moyenne éduquée, plus susceptible de faire confiance aux experts tels qu’un ancien prix Nobel, des membres de l’OMS ou des médecins », qui font partie des intervenants du film.
Selon la sociologue, dont les recherches portent sur l’éducation aux médias et à l’information, c’est l’enchaînement d’arguments d’autorité, de faits réels et d’autres factuellement erronés pendant 2h40 qui peut aussi installer le doute chez certaines personnes. « D’habitude, on est sur des formats plus courts. Ce documentaire est très long, cela fait partie de la stratégie : quand on n’a pas de preuves, on accumule des tas de choses qui donnent des semblants de preuves. En tant que spectateur, on a une surcharge mentale et affective qui fait qu’on ne peut plus traiter l’information correctement, ni prendre de recul. »
Question de timing
Cette façon d’aborder tous les domaines fait aussi la « force » de ce documentaire, pour Marie Peltier. « Il reprend toutes les théories du complot déjà préexistantes comme la 5G, les vaccins, l’industrie pharmaceutique, la finance… et les synthétise pour donner une explication à tout, et particulièrement à cette crise du Covid, alors que l’on est en plein dans la deuxième vague. » Sur ce dernier point, les deux expertes s’accordent : l’emballement vient principalement du timing de diffusion du film.
« Si ce documentaire était sorti pendant la première vague, il n’aurait jamais marché. Parce qu’on était dans la peur, le choc et la sidération, explique Marie Peltier. Avec cette deuxième vague, on est dans un moment très particulier. On a un pouvoir politique très incohérent, qui a pris des mesures contradictoires. Il y a la crise économique et des gens qui sont épuisés par la durée de la pandémie. Hold-up vient donner une explication illusoire à un certain désarroi. »
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« Tous les ingrédients étaient déjà là en amont »
Les deux spécialistes alertent sur le fait que ce documentaire, justement parce qu’il ne contient presque rien d’original et tombe surtout au « bon moment », n’est pas à l’origine d’une montée de la pensée conspirationniste en France. « Tous les ingrédients étaient déjà là en amont, assure Marie Peltier. La défiance, la perplexité face à la situation sanitaire et la remise en question de la parole politique ont pris une ampleur folle ces derniers temps. Hold-up vient cristalliser tout ça. C’est un révélateur. » L’experte craint malgré tout que ce documentaire ne vienne « banaliser la parole conspirationniste dans tous les milieux ».
« On est en train de faire sauter des verrous du côté de ce que j’appelle la "désinfodémie" [désinformation sur l’épidémie de Covid-19] », signale de son côté Divina Frau-Meigs, pour qui les « élites » devraient ouvrir les yeux sur ce « décrochage de la confiance et des circuits d’autorité ». Cette dernière se dit notamment inquiète sur la méfiance à l’égard du monde pharmaceutique à l’approche de la sortie d’un vaccin contre le coronavirus.