Militantisme en ligne : Le « slacktivisme », véritable activisme ou mobilisation de canapé ?
CYBER ACTIFS 3/4•« 20 Minutes » consacre une série aux différentes formes de militantisme en ligneL'essentiel
- Avec le poids grandissant des réseaux sociaux et l’émergence de nouvelles plateformes, le militantisme en ligne s’est amplifié ces dernières années, et a pris de nouvelles formes.
- Dans le troisième volet de cette série, « 20 Minutes » s’intéresse au « slacktivisme », ou comment militer « en un clic » depuis son canapé.
- « C’est une forme de militantisme toute aussi légitime que les autres. C’est comme une personne qui distribuerait des flyers dans la rue », juge Tristan Mendès-France, maître de conférences associé à l’université Paris Diderot, spécialiste des cultures numériques.
Ceux qui surfent sur les réseaux sociaux n’ont pas pu passer à côté de ces nombreux selfies de femmes en noir et blanc publiés cet été sur Instagram, Twitter ou Facebook, accompagnés du hashtag #ChallengeAccepted. Ou de ces innombrables carrés noirs publiés sur les réseaux sociaux en juin dernier par des stars et des anonymes en soutien aux manifestations antiracistes #BlackLivesMatter. Cette forme de militantisme en ligne porte un nom, le « slacktivisme ». Un terme à connotation péjorative issu des mots « slacker » (« paresseux ») et « activism » (« militantisme »), qui désigne un engagement en ligne qui nécessite peu d’effort.
Publier une photo montrant un poing levé en soutien aux manifestations contre les violences policières, remplacer sa photo de profil par un fond bleu pour manifester son soutien au peuple ouïghour, ajouter un filtre reprenant les couleurs d’un drapeau après un attentat, voire tout simplement liker ou partager un article est considéré comme du slacktivisme, ou « militantisme du clic » en français. « Les likes sur Facebook, les retweets sur Twitter ou les signatures sur les plateformes de pétitions correspondent à des formes de participation très peu contraignantes, où une opinion peut être exprimée en un clic », analyse Romain Badouard, chercheur en sciences de l’information et maître de conférences à l’université Panthéon Assas, qui vient de publier Les nouvelles lois du Web aux éditions du Seuil.
Un activisme « peu contraignant » très souvent critiqué
Nombreux sont celles et ceux qui critiquent cette forme d’activisme qui n’accomplirait rien, mis à part la promotion de soi. Le slacktivisme, désigné également par les termes « d’activisme performatif », est en effet souvent raillé pour la faible implication qu’il nécessite. Un utilisateur de Twitter s’est ainsi indigné que plus de 22 millions de photos noires aient été publiées lors du #BlackOutTuesday sur Instagram, mais que la pétition réclamant la justice pour George Floyd [un homme noir mort asphyxié lors de son interpellation par la police de Minneapolis en mai dernier] ait récolté deux fois moins de signatures. Pour certains, le slacktivisme ne serait qu’un moyen d’apaiser sa conscience sans avoir à s’engager vraiment. Il ne conduirait pas à un changement réel sur le terrain, et simplifierait à l’excès des problèmes complexes.
« Cette forme de militantisme, rendue possible grâce aux médias sociaux, n’est pas nouvelle. Mais depuis quelques mois, le slacktivisme a pris de plus en plus d’importance, c’est une pratique qui s’est généralisée et dont l’impact est aujourd’hui considérable », souligne Baptiste Kotras, chercheur en sociologie du numérique au Lisis (Laboratoire de recherche interdisciplinaire consacré à l’étude des sciences et des innovations en sociétés) de l’université Paris-Est. « Chaque mouvement social se doit aujourd’hui d’avoir une existence numérique. Et le slacktivisme permet de coordonner et de recruter de nouveaux soutiens », précise le chercheur.
« Rendre visible une cause à des millions de personnes »
Malgré ce qu’en disent ses détracteurs, le slacktivisme aurait donc aujourd’hui une véritable utilité. « Il n’implique pas forcément un investissement fort, comme d’aller manifester dans la rue, mais c’est une manière comme une autre de militer. Il permet notamment de donner de la visibilité à une cause qui n’aurait jamais obtenu autant d’audience », ajoute Baptiste Kotras. « C’est une forme de militantisme toute aussi légitime que les autres. C’est comme une personne qui distribuerait des flyers dans la rue. Toute l’économie de l’information en ligne sur les plateformes sociales repose aujourd’hui sur cet activisme "light" », juge également Tristan Mendès-France, maître de conférences associé à l’université Paris Diderot, spécialiste des cultures numériques.
Pour beaucoup de militants, le slacktivisme offre une véritable force de frappe. « Le hashtag #UberCestOver, que j’ai lancé l’an dernier à la suite d’agressions sexuelles commises par des chauffeurs Uber, a permis, par sa viralité, de faire concrètement bouger les choses », reconnaît la militante féministe Anna Toumazoff. « En retweetant un simple hashtag, on peut faire avancer une cause. Cette forme d’activisme est donc essentielle aujourd’hui. Et c’est aussi une manière d’inclure des gens parfois mis de côté et qui, à travers, ce militantisme peuvent s’exprimer », ajoute l’influenceuse. Les outils « j’aime » et « partager » des réseaux sociaux sont « un vecteur d’inclusion pour les personnes en marge du débat public, notamment celles qui maîtrisent mal l’écrit », explique également le chercheur Romain Badouard.
Pour d’autres, si le slacktivisme ne remplacera jamais le militantisme de terrain, il reste préférable à l’inaction. « Même si une opinion ne peut pas être directement changée par une image, à force de voir des photos et des hashtags, on normalise la problématique », explique la militante antiraciste et féministe Rokhaya Diallo. « Car, malgré tout, ça demande du temps. Pour le mouvement BlackOutTuesday, il a fallu trouver la photo, mettre un hashtag, la publier. Il faut peut-être trois minutes, mais c’est mieux que rien. Et si on additionne les trois minutes consacrées par chaque personne à le faire, ça devient énorme », a expliqué l’essayiste sur BFMTV.
Un réel impact sur la mobilisation ?
Le slacktivisme ne serait donc pas qu’un simple « militantisme de canapé ». C’est ce que suggère également une étude parue dans le journal Plos One en 2015. Des chercheurs américains se sont intéressés à l’impact des contenus relayés sur Twitter pendant le mouvement « Occupy Wall Street » aux Etats-Unis en 2011 (visant à dénoncer les inégalités sociales et économiques) et les manifestations de 2013 à Istanbul (contre la destruction du parc Taksim Gezi). D’après leurs conclusions, les personnes qui pratiquent le slacktivisme sont essentielles pour augmenter la portée des messages de protestation. « Ceux qui ont juste retweeté un message une fois ont créé des contenus virtuels à des niveaux comparables de ceux qui ont participé aux manifestations », en ont conclu les chercheurs.
« On a souvent tendance à se focaliser sur la partie numérique de la mobilisation, mais dans le cas du mouvement #BlackLivesMater par exemple, il y a eu une articulation très forte entre l’engagement en ligne et les manifestations. La mobilisation numérique prend de plus en plus souvent une forme physique », ajoute le sociologue Baptiste Kotras, qui rappelle que « le hashtag #MeToo a provoqué un mouvement planétaire, et que les groupes Facebook furent le premier lieu de rendez-vous du mouvement des "gilets jaunes" ». Les dernières grandes mobilisations sociétales ont d’abord eu « une existence en ligne. Et elles ont été popularisées via le slacktivisme. C’est une manière de s’exprimer en tant que citoyen, qui est appelée à se développer encore plus dans les prochaines années », estime le spécialiste des cultures numériques Tristan Mendès-France.