Militantisme en ligne : La « cancel culture », nouvelle arme des activistes ?
CYBER ACTIFS 2/4•« 20 Minutes » consacre une série aux différentes formes de militantisme en ligneHakima Bounemoura
L'essentiel
- Avec le poids grandissant des réseaux sociaux et l’émergence de nouvelles plateformes, le militantisme en ligne s’est amplifié ces dernières années, et a pris de nouvelles formes.
- Dans le deuxième volet de cette série, « 20 Minutes » s’intéresse à la multiplication des appels au boycott visant notamment des personnalités, phénomène que ses détracteurs désignent par les termes péjoratifs de « cancel culture » (« culture de l’effacement »).
- « Ce sont des militants qui se servent ni plus ni moins de l’espace public pour exprimer leurs idées, leurs revendications. La plupart sont issus des mouvements antiracistes et féministes », explique Baptiste Kotras, chercheur en sociologie du numérique au Lisis.
Grandes marques, stars, dirigeants, mais aussi anonymes… Personne ne semble être à l’abri des appels au boycott sur les réseaux sociaux. Ce phénomène très controversé, qui consiste selon ses détracteurs à « supprimer » (« cancel ») une personne ou une organisation, est une pratique née aux États-Unis dont l’objectif est de dénoncer publiquement sur les réseaux sociaux des individus ou des groupes responsables d’actions ou de comportements perçus comme « problématiques ».
L’écrivaine J.K. Rowling, autrice de la célèbre saga Harry Potter, a fait les frais de cette « cancel culture », comme ses opposants la désignent, pour des propos jugés insultants envers les personnes transgenres. Le YouTubeur star Shane Dawson, qui avait publié il y a quelques années des vidéos aux contenus racistes, ou la chanteuse Lana Del Rey, qui a posté un message Instagram critiquant des artistes noires, ont également été rattrapés par la vague « cancel ». Les partisans de ces appels au boycott y voient une nouvelle forme de militantisme – le plus souvent en ligne – et la possibilité de « peser » enfin sur la société. À l’opposé, leurs détracteurs y voient une forme de censure, un procès médiatique qui se substituerait à la justice.
Véritable activisme ou nouvelle forme de censure ?
« Ce sont des militants qui se servent ni plus ni moins de l’espace public pour exprimer leurs idées, leurs revendications. La plupart sont issus des mouvements antiracistes et féministes », explique Baptiste Kotras, chercheur en sociologie du numérique au Lisis (Laboratoire de recherche interdisciplinaire consacré à l’étude des sciences et des innovations en sociétés) de l’université Paris-Est. « C’est donc une forme d’activisme, qui parfois peut être le résultat d’une agrégation ou d’une coordination de personnes pour faire avancer une cause. Mais ce n’est en aucun cas une nouvelle forme de censure », estime le chercheur.
« L’activisme sur Twitter, c’est facile. En une poignée de secondes, on peut attaquer quelqu’un ou faire circuler une pétition pour qu’il soit licencié ou mis à l’index », constate Richard Ford, professeur de droit à Stanford. L’universitaire, qui fait partie des plus de 150 personnalités du monde des arts et des sciences signataires d’une tribune publiée début juillet sur le site du magazine Harper’s, s’inquiète de cette nouvelle forme de mobilisation en ligne, mais reconnaît néanmoins qu'« une partie de cet activisme sur les réseaux sociaux est constructif et légitime ».
« Le dernier recours d’une population sans autre voix qu’Internet »
Beaucoup d’opposants à ces appels au boycott dénoncent une montée de « l’intolérance à l’égard des opinions divergentes », et une « tendance à dissoudre des questions politiques complexes dans une morale aveuglante ». Mais pour de nombreux militants, la « cancel culture » reste une arme redoutable pour mobiliser en ligne. « C’est un terme ambigu, une espèce de grand fourre-tout. Mais moi ce que j’en retiens, c’est qu’aujourd’hui des personnes minoritaires ou qui n’avaient pas accès à la parole publique ont aujourd’hui la possibilité de s’exprimer et de montrer leur engagement via les réseaux sociaux. C’est notamment le cas des personnes transgenres », explique la militante antiraciste et féministe Rokhaya Diallo, interrogée sur France Inter, qui note ainsi une légère inflexion des rapports de force entre les personnes minoritaires et le reste de la société. « Le fait que des espaces leur soient ouverts leur permet d’apporter leur réflexion dans le débat public, et de protester contre les discriminations », ajoute l’essayiste, qui souligne que « les personnes soi-disant "cancelled" continuent de pouvoir s’exprimer publiquement ».
Derrière la « cancel culture », « il y a aussi et surtout des personnes qui souhaitent s’exprimer de façon plus éthique, et qui souhaitent que les personnalités publiques soient davantage responsables de leurs propos. On assiste plutôt à une diversification de la parole », explique également Ketsia Mutombo, présidente et co-fondatrice de l’association Féministes contre le cyberharcèlement. « C’est le dernier recours d’une population exaspérée, marginalisée et sans autre voix ni pouvoir qu’Internet ». Pour l’essayiste et historienne Laure Murat, #BlackLivesMatter et #MeToo figurent parmi les principaux mouvements qui se revendiquent de la « cancel culture ». Cette forme de militantisme est d'ailleurs devenue « l’arme à double tranchant des "clicktivistes" », explique-t-elle dans une tribune au Monde.
L’émergence d’un nouveau pouvoir ?
Beaucoup voient désormais dans la « cancel culture » l’émergence d’un nouveau pouvoir, désormais à la disposition du plus grand nombre alors que c’était jusqu’ici l’exclusivité d’une poignée. Pour Laure Murat, « la "cancel culture" est l’outil d’une contestation politique de plus en plus intense, issue des minorités et de la gauche radicale américaine, s’inscrivant dans le combat des droits civiques et du féminisme, excédées par l’impunité du pouvoir et la passivité des institutions face au racisme, à l’injustice sociale, au sexisme, à l’homophobie, à la transphobie, entre autres. »
« L’époque où les gens qui sont traités injustement ne pouvaient pas répondre aux opinions rétrogrades et toxiques est terminée », explique également au New York Times Lisa Nakamura, professeure à l’université du Michigan, qui a étudié la « cancel culture ». Comme d’autres, l’enseignante voit aussi dans ce mouvement, qui avait connu sa première heure de gloire avec le mouvement #MeToo en 2017, un spectre beaucoup plus large, qui inclut désormais les manifestations ordinaires de comportements discriminants. Elle cite l’exemple d’ Amy Cooper, filmée à Central Park [New York] en train de réclamer à la police d’arrêter un homme noir sans raison valable. « La "cancel culture" finalement, c’est ce qui se passe quand les victimes de racisme et de sexisme ne se taisent plus ».