« Les réseaux sociaux ne favorisent ni la compréhension d’autrui, ni la recherche d’un consensus », explique Serge Tisseron
INTERVIEW•Selon l’écrivain et psychiatre Serge Tisseron, « il faudrait éduquer dès le plus jeune âge à la logique des outils numériques » pour recréer des relations apaisées sur les réseaux sociauxPropos recueillis par Hakima Bounemoura
L'essentiel
- «20 Minutes » organisait ce mercredi l’événement Visions à Paris.
- L’occasion de s’intéresser aux nouveaux liens qui structurent la société.
- L’avocat pénaliste Eric Morain, l’écrivain et psychiatre Serge Tisseron et la députée Laetitia Avia ont débattu sur le thème des relations humaines à l’ère des réseaux sociaux.
Comment recréer des relations apaisées à l’ère des réseaux sociaux ? Une vaste question dans l’ère du temps à laquelle ont essayé de répondre, ce mercredi lors de l’afterwork de 20 Minutes VIS!ONS, l’avocat pénaliste Eric Morain, qui a défendu plusieurs victimes de cyberharcèlement, l’écrivain et psychiatre Serge Tisseron et la députée Laetitia Avia, rapporteure de la proposition de loi contre la cyberhaine.
« Il est urgent d’organiser, dès l’école élémentaire, un enseignement visant à faire comprendre aux enfants ce qui se passe au-delà de l’interface écrans », a expliqué Serge Tisseron, auteur notamment du Petit traité de cyber psychologie (2018). 20 Minutes a interrogé le chercheur, membre de l’Académie des technologies, dont les travaux portent notamment sur les rapports entre l’humain et la machine.
En quoi les réseaux sociaux rendent les relations humaines plus compliquées ?
Il est déjà difficile d’échanger ou de communiquer avec les autres dans la vraie vie. Mais c’est encore plus difficile via les réseaux sociaux quand on ne se voit pas et quand on ne s’entend pas… Ne pas se voir quand on se parle rend les échanges très compliqués, car on ne peut pas deviner les réactions émotionnelles de l’autre. On ne se regarde pas, et souvent on ne se comprend pas. C’est très problématique, et ça empêche toute communication saine. On s’engage très rapidement dans un échange sans argument, où l’objectif est de flinguer l’adversaire. Un nombre de plus en plus important de directeurs d’établissements scolaires passent leur lundi matin à séparer des élèves violents qui s’étaient pourtant quittés bons camarades le vendredi. Que s’est-il passé entre-temps ? Simplement le fait que ces jeunes ont prolongé leurs échanges via les réseaux sociaux durant le week-end, faute de pouvoir se parler de vive voix ou se voir sur un terrain de jeux. La logique des outils qu’ils ont utilisés a primé sur leurs propres intentions de communication. Cela montre bien que les réseaux sociaux ne favorisent ni la compréhension d’autrui, ni la recherche d’un consensus…
Vous expliquez que les enfants des milieux défavorisés ont plus de mal à avoir des relations apaisées sur les réseaux sociaux…
Il y a de fortes disparités sociales, cela a été démontré sociologiquement. Les jeunes qui viennent de milieux défavorisés ou qui ont été victimes de maltraitance ou harcèlement avant d’accéder aux outils numériques ont plus de mal que les autres à communiquer sur les réseaux sociaux. Ils s’engagent plus souvent dans des pratiques de cyberharcèlement ou dans des contenus jugés trash (contenus dénudés, etc.). Ils s’exposent plus et sont souvent aussi à l’origine de comportements malveillants. Il est d’ailleurs important de souligner qu’une personne qui harcèle a souvent elle-même été harcelée…
Vous dites que les fournisseurs d’accès et les grandes plateformes portent une grande responsabilité…
Bien sûr que les fournisseurs d’accès sont responsables. Ils encouragent des réponses rapides entre les jeunes (et d’une manière générale entre les utilisateurs) qui sont très souvent préjudiciables dans les échanges. Le risque quand on est incité à répondre rapidement, c’est d’apporter une réponse sans nuance qui peut aboutir au clash. Quand on est censé répondre quasiment dans la seconde à un message qui vient de nous être envoyé, ne nous étonnons pas non plus que ce soient les comportements d’attaque qui soit privilégiés bien plus que la recherche d’un consensus ! Il faudrait donc davantage réguler les grandes plateformes, et leur imposer de ne plus relayer les demandes de réponses automatiques par des robots. Les réseaux sociaux utilisent énormément l’économie de l’attention pour capter les utilisateurs, c'est cela qu'il faudrait réglementer…
Que préconisez-vous pour éduquer les jeunes aux risques encourus sur Internet et les réseaux sociaux ?
Il faut mettre en place un véritable programme au sein de l’Education nationale, de la maternelle au lycée. Et non pas un permis du numérique comme l’a préconisé Laetitia Avia (député LREM, rapporteur du projet de loi sur la cyberhaine). Donner un diplôme ou un permis n’a pas de sens, surtout quand on sait que les usages numériques évoluent sans cesse. Cela enverrait également un message erroné envers les jeunes, sous-entendant que si l’on dispose d’un permis, on peut tout faire ! Il est donc essentiel de mettre en place, dès l’école élémentaire, une éducation à l’usage des outils numériques. C’était le projet en 2013 de l’Académie des sciences : le but étant d'une part, de la maternelle à la 6e, de leur apprendre à ne pas se laisser malmener sans protester, et d’autre part, de la 6e à la seconde, d’apprendre à se servir des médias numériques. Certaines académies, comme dans le Grand-Est, applique déjà ce programme, mais il faudrait qu’il soit intégré dans le tronc obligatoire de l’enseignement par l'Education nationale.