Techlash, blitzscaling, storylying… Les auteurs des « Possédés » décrivent un monde de la tech très trash
LIVRE•Lauren Boudard et Dan Geiselhart participeront le 4 décembre 2019 à VIS!ONS, la conférence de «20 Minutes». D'ici là, ils sont en librairie avec «Les Possédés»...Laurent Bainier
S’ils traduisent la tech, c’est en justice. Depuis 2017, Lauren Boudard et Dan Geiselhart*, les fondateurs de la newsletter Tech Trash, ne se contentent pas de nous présenter chaque semaine l’actualité de l’industrie numérique et son vocabulaire abscons. Ils portent sur le secteur un regard drôle et acide que leurs 28.000 abonnés ont eu à cœur de retrouver dans Les Possédés (éditions Arkhê), publié au début du mois. 260 pages d’un constat accablant : les licornes et autres géants du Net ont la bride sur le cou et cela n’annonce rien de beau… On vous touche cinq (gros) mots de ce livre pas prise de tech.
Bullshit. A l’origine des Possédés, il y a Tech Trash, un collectif écrivant jusque-là anonymement la newsletter du même nom. Une lettre d’infos hebdomadaire pour rire un peu en attendant la Singularité. « On évoluait dans le milieu de la tech. Et on était confronté à du bullshit en perfusion. Alors on a eu envie d’injecter un peu de dérision dans cet univers », explique Lauren Boudard. La newsletter séduit immédiatement, alimentant les fantasmes du milieu. « Des gens nous écrivaient pour nous demander qui nous étions, nous faisaient part de leurs théories sur la question, se souvient Dan Geiselhart. On répondait n’importe quoi. On disait qu’on était Loïc Le Meur et Leila Janah, on inventait des blagues… »
Storylying. Deux ans plus tard, c’est sous leur vrai nom que les deux experts de la tech signent Les Possédés, une plongée dans l’univers des start-ups, leurs petits mensonges et leurs gros mythos. La devise du moment dans la Silicon Valley, c’est Fake It Until You Make It (littéralement "fais semblant jusqu’à ce que ça marche"), l’art d’affirmer que tout fonctionne avant d’avoir entraperçu les premiers résultats. « Le storytelling, c’est un passage obligé pour monter une boîte mais la question c’est de savoir jusqu’où on va », nuance Dan Geiselhart. Quand on va trop loin, on bascule dans le storylying et, souvent, dans le ridicule. « On peut prendre l’exemple de start-ups qui disent utiliser de l’intelligence artificielle pour accomplir des tâches alors qu’elles les confient à des travailleurs du clic à Madagascar, ajoute Lauren Boudard. Ce n’est pas qu’une vaste blague parce qu’il y a des vrais milliards investis et des gens qui travaillent vraiment pour ces entreprises. Le vocabulaire utilisé fait souvent appel à un monde merveilleux, alors que la réalité est parfois sordide. »
Blitzscaling. Ce monde merveilleux, c’est celui des licornes, les entreprises dont la valorisation boursière atteint le milliard de dollars. Pour parvenir à cette taille monstrueuse, il faut grossir vite en changeant d’échelle (to scale en anglais) à la vitesse de l’éclair (Blitz en allemand), c’est-à-dire en franco-anglo-allemand « Blitzscaler ». « Le premier arrivé remporte toute la mise, rappelle Lauren Boudard. Donc il faut aller très vite ; il faut miser très très gros, et avoir des investisseurs qui parient sur soi, pour prendre tout le marché. Parce qu’au final ce sont des modèles économiques qui génèrent peu d’argent à chaque transaction et ont en conséquence besoin d’atteindre une échelle considérable. C’était le cas pour Uber, ça l’est aujourd’hui pour les trottinettes. »
Minotaure. Cible récurrente de Tech Trash, les décideurs politiques français se retrouvent eux aussi dans Les Possédés. On y décrit leur obsession du moment : faire naître licornes, décacornes (des entreprises valorisées à 10 milliards) et minotaures (des entreprises qui lèvent 1 milliard de dollars). « On a l’impression que c’est maladif chez des gens comme Emmanuel Macron. Tout ce qui compte, c’est la levée de fonds. Or une licorne ne gagne pas nécessairement de l’argent. C’est même souvent l’inverse. Et lever de l’argent, ça ne veut pas dire créer de la valeur. On ne se pose plus la question de savoir si la start-up va générer du sens. »
Techlash. Jamais ennuyeux, Les Possédés n’est pas pour autant toujours très rose. Se dessine au fil des pages un monde à la merci de géants de la tech que rien ne semble pouvoir freiner. Si ce n’est une opinion publique, longtemps bienveillante à l’égard de ces nouvelles technologies et aujourd’hui de plus en plus critique. « Il y a plein de signaux faibles qui montrent que le vent est en train de tourner, affirme Lauren Boudard. On a parlé à des gens qui travaillaient chez Facebook. Avant, c’était vu comme un truc génial. Maintenant, ils retournent leur totebag aux couleurs de Facebook avant de le porter dans la rue, parce que les gens les interpellent sur le trottoir et leur reprochent des choses. D’avoir fait élire Trump par exemple. » Un techlash (jeu de mot avec backlash, retour de bâton) dont on entrevoit à peine les conséquences potentielles et qui risque d'alimenter pour longtemps son presque homonyme, Tech Trash.
*Lauren Boudard et Dan Geiselhart interviendront tous les deux le 4 décembre sur la scène de VIS!ONS, la conférence annuelle de 20 Minutes.
RESERVEZ VOTRE PLACE A VIS!IONS