Plan contre les contenus haineux: «On continue à se heurter à des difficultés techniques, juridiques et à une mainmise des plateformes»
INTERVIEW•Après la présentation ce jeudi d’un « plan d’action contre les contenus haineux en ligne » par le gouvernement, Eric Morain, avocat de plusieurs victimes de cyberharcèlement met en garde contre l’inaction des plateformesPropos recueillis par Hélène Sergent
L'essentiel
- En plein scandale « Ligue du LOL », le gouvernement a annoncé ses projets pour responsabiliser les plateformes et mettre fin à l’impunité en accélérant les procédures pour identifier les auteurs de propos haineux.
- Selon l’avocat pénaliste Eric Morain, certaines mesures annoncées risquent de se heurter à l’inaction de certains réseaux sociaux, et notamment de Twitter.
- Le plan, décliné en 10 mesures, devrait donner naissance à un projet de loi présenté avant l’été par le gouvernement.
Faire d’Internet, « un espace où l’expression positive et d’amour doit être supérieure à l’expression de la haine ». L’objectif affiché par le secrétaire d’Etat au numérique est ambitieux. Pour l’atteindre, Mounir Mahjoubi a dévoilé ce jeudi 14 février un « plan d’actions contre les contenus haineux en ligne ». Sensibilisation, modération, sanctions ou signalements, les thèmes abordés sont nombreux et devraient nourrir un futur projet de loi présenté avant l’été par le gouvernement.
Si cette annonce témoigne d’une prise de conscience salutaire du politique selon l’avocat pénaliste Eric Morain, certaines propositions pourraient se heurter à des obstacles de taille. La bonne volonté – ou au contraire, l’indifférence – de certaines plateformes risque de freiner le projet gouvernemental.
Ce projet de lutte contre les contenus haineux est-il nécessaire ?
On dispose déjà d’un arsenal juridique en la matière. En 2013 déjà, le président du tribunal de grande instance de Paris avait donné injonction à Twitter de communiquer les éléments d’identification dans le cadre du scandale lié au mot-clé antisémite “#Unbonjuif”. C’était il y a 6 ans déjà et depuis, il y a eu toute une succession de mesures, parfois nécessaires et salutaires comme la reconnaissance du cyberharcèlement en meute, créé par la loi d’août 2018. Pour le reste on continue à se heurter à des difficultés techniques et juridiques et à une mainmise des plateformes qui restent leurs propres juges et qui obéissent à leurs propres règles.
Les mesures annoncées sont-elles selon vous à la hauteur du phénomène des cyberviolences ?
Certaines mesures sont satisfaisantes, d’autres sont très ambitieuses et quelques-unes tout simplement inapplicables. Le fait de créer un bouton de signalement unique sur tous les réseaux sociaux n’est pas qu’un gadget, c’est aussi une manière de rassurer. Ce qui me paraît important dans ce projet, c’est la volonté et la prise de conscience du politique.
Quelles sont les principales difficultés que pourraient rencontrer les autorités ?
Les limites nécessaires à la liberté d’expression sont connues : c’est l’injure, la diffamation et au-delà de ça, ce sont les infractions encore plus graves comme les menaces de mort ou de commettre un crime. Aujourd’hui la personne cyberharcelée est parfois mineure, seule chez elle. Les difficultés pour déposer plainte sont alors quasi insurmontables et ce n’est pas la préplainte en ligne qui va changer quoi que ce soit si elle est mise ensuite en relation avec des gendarmes ou des policiers qui ne connaissent pas du tout la matière.
On a mis le paquet ces dernières années sur le harcèlement scolaire, le harcèlement moral et le harcèlement sexuel, or le harcèlement qui va mobiliser la chaîne judiciaire dans les prochaines années, c’est le cyberharcèlement. La question de la formation s’applique aussi aux magistrats des parquets. Un nombre considérable de plaintes sont aujourd’hui classées sans suite parce qu’il y a une méconnaissance des infractions liées aux cyberviolences.
Certaines voix s’élèvent pour la création d’un parquet spécialisé dans le numérique, à l’image du parquet antiterroriste ou du parquet national financier. Est-ce une bonne idée selon vous ?
Je suis plutôt favorable à une solution intermédiaire avec la création de juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) dans le numérique. On a créé ces JIRS pour la criminalité organisée ou des pôles de santé publique qui regroupent plusieurs cours d’appel avec des compétences spécifiques pour telle ou telle infraction. Il y a urgence. On n’arrivera pas à former autant de procureurs, policiers ou gendarmes sur le sujet. La création de JIRS spécialisées dans les crimes et délit numériques comme les escroqueries en ligne ou le cyberharcèlement avec du personnel formé et qualifié peut être une solution. Mais certains obstacles restent difficiles à franchir et dépendent encore de la bonne volonté des plateformes. Twitter par exemple ne joue pas le jeu aujourd’hui.
C’est-à-dire ?
Le site invoque systématiquement le Ier amendement de la constitution américaine lorsqu’il s’agit chez nous d’injure ou de diffamation. Dans l’affaire Nadia Daam, on avait visé dans notre plainte plusieurs dizaines de faits et messages. Twitter n’a pris en compte que les menaces de mort et de viol, laissant de côté les messages dégueulasses envoyés à ma cliente. Twitter s’est fait son propre juge.
Surtout, le site ne prend pas en compte le cyberharcèlement et examine les messages signalés de manière isolée. A cela s’ajoute aussi une réponse judiciaire tardive. J’ai saisi le procureur de la République le 4 février dernier à propos du cyberharcèlement subit par le journaliste et ex-otage de Daesh Nicolas Hénin. J’ai appris ce 14 février, dix jours plus tard, qu’aucune enquête n’avait été ouverte pour l’instant. On est à la ramasse ! Et on donne raison à ceux qui harcèlent, diffament et injurient.