«Cyberminimalisme»: «Minimiser la place du numérique dans nos vies pour gagner à la fois du temps, de la liberté et du bien-être»
INTERVIEW•Dans un ouvrage publié ce jeudi, Karine Mauvilly livre conseils, clés et défis pour adopter un mode de vie moins numérisé sans devenir « cyberabstinent »Propos recueillis par Hélène Sergent
L'essentiel
- Karine Mauvilly définit le « cyberminimalisme » comme une « volonté de minimiser la place du numérique dans nos vies. A la fois pour gagner du temps, de la liberté et du bien-être ».
- Au travail, en famille ou dans nos modes de consommation, elle propose de nombreuses solutions pour maîtriser davantage nos usages du numérique.
Chaque mois 2,32 milliards de personnes utilisent Facebook. Ce chiffre vertigineux, publié la semaine dernière, est bien supérieur aux prévisions réalisées au cours de l’année 2018. Le réseau social, pourtant en proie ces derniers mois à de multiples scandales liés à des fuites de données, continue d'attirer de nouveaux internautes à travers le monde.
Malgré cette croissance, de plus en plus de citoyens tentent de se « libérer » face à l’omniprésence des géants du numérique. Dans un ouvrage publié ce jeudi, intitulé Cyberminimalisme*, l'essayiste Karine Mauvilly livre conseils, données chiffrées et éclairages scientifiques à destination de celles et ceux qui souhaitent « agrandir » des « zones non-numériques » dans leur quotidien. Un essai concret, critique et avec une portée politique revendiquée par l’auteure.
Comment définissez-vous le « cyberminimalisme » et comment est née votre réflexion sur le sujet ?
C’est tout simplement la volonté de minimiser la place du numérique dans nos vies. A la fois pour gagner du temps, de la liberté et du bien-être. Mais il s’agit aussi d’une démarche politique que l'on peut appliquer au monde du travail. Cette réflexion est née d’une expérience lancée en 2012 : j’ai décidé de résilier mon abonnement mobile, de ranger mon téléphone portable et de voir quel impact concret cela avait dans ma vie. Ce qui devait être une simple expérience temporaire s’est prolongé jusqu’en 2016. Je n’ai pas utilisé de téléphone portable personnel pendant quatre ans et j’en ai tiré beaucoup de bonheur. Pour des raisons professionnelles, j’ai récupéré un téléphone personnel mais j’ai voulu réutiliser tous les bienfaits tirés de cette expérience sans portable et l’étendre à tous les autres objets numériques.
Quels conseils concrets pourriez vous donner à ceux qui souhaitent se « convertir » au cyberminimalisme ? Par quoi peut-on commencer ?
Ce n’est pas une religion, attention. C’est une simple démarche pour se libérer d’une pression constante liée aux nouvelles technologies. La toute première chose que l’on peut faire, c’est diminuer le nombre d’objets connectés que l’on possède à la maison en faisant un inventaire. Il suffit de lister tous les objets qui possèdent une connectivité internet : les téléphones, les montres ou bracelets connectés, les ordinateurs personnels des uns et des autres, etc. Les objets que vous possédez en double ou ceux que vous n’utilisez plus depuis des années peuvent être remis en circulation ou recyclés.
Le deuxième conseil fondamental que je peux donner, c’est de ne pas fournir de téléphone portable aux jeunes avant 15 ans. Il faut les habituer à comprendre qu’ils peuvent tout faire sans cette « prothèse », sans objet connecté. Autre démarche cyberminimaliste que vous pouvez suivre, c’est vivre votre vie sans l’enregistrer. Aujourd’hui, on a tendance à poster et enregistrer de nombreux moments et à doubler notre existence sur ces réseaux. Ne pas le faire permet de perdre moins de temps, de laisser moins de traces en ligne, et de ne pas faire tourner les serveurs qui sont consommateurs d’énergie.
En complément et pour commencer à "pratiquer le cyberminimalisme, je vous conseille de porter de nouveau une montre, de rebrancher votre téléphone fixe (pour les enfants), d'adopter un navigateur internet libre (type Firefox), pour son ordinateur, de boycotter Amazon et privilégier ses achats dans des magasins "physiques" et tenter de passer trois soirées sans écran par semaine.
Quels sont les avantages à devenir « cyberminimaliste » ?
Le premier est de réduire notre exposition aux piratages. En allégeant le nombre d’objets connectés que vous possédez, vous diminuez les risques d'espionnage par caméra individuelle ou de fuites de vos données personnelles.
Ensuite, pour ceux qui sont sensibles à l’environnement, le cyberminimalisme contribue à diminuer la pression écologique. Aujourd’hui, on a tendance à croire que les nouvelles technologies sont dématérialisées. Mais c’est faux, elles s'appuient essentiellement sur l'extraction minière.
Cela permet de faire des économies. Ne pas renouveler tous les ans son téléphone portable, c’est économiser 200 à 300 euros pour la famille. Idem si on décide de ne pas équiper ses enfants trop tôt ou en privilégiant les achats d’objets technologiques d’occasion ou de seconde main. Et ça contribue à l'amélioration de notre bien-être.
Vous évoquez une « démarche » cyberminimaliste mais quand on met bout à bout toutes les résolutions avancées dans le livre, cela s’approche davantage d’un changement radical de nos modes de vie. Est-ce à la portée de tout le monde ?
C’est radical si on applique tous les conseils en même temps et brutalement. Or, cette démarche peut se faire au fur et à mesure. On peut se concentrer au début sur un aspect de notre vie ou un objet technologique en particulier puis attaquer un autre champ plus tard. Faire le tri dans son réseau amical numérique, ne pas s’en tenir à une simple vision 2.0 peut déjà offrir de nombreux changements. Notre réseau social est en réalité bien plus large que celui que l’on développe en ligne.
J’invite ceux qui souhaitent se lancer à écrire sur un papier les noms de celles et ceux qui composent leur socle social. Puis à cultiver ce réseau non plus à travers des applications de messagerie mais en remettant au goût du jour les rendez-vous à l’extérieur, les coups de téléphone ou même les lettres ! Cela peut sonner « vintage » comme méthode pour se mettre en contact avec ses proches mais en réalité, c’est très satisfaisant.
Être « cyberminimaliste », est-ce être technophobe ?
Pas du tout. Le débat technophile contre technophobe est totalement dépassé. On doit s’autoriser la critique technologique. Ne pas le faire, c’est avoir renoncé à penser. Nous vivons aujourd’hui dans un univers submergé par la technique et le numérique, cette critique est essentielle et le « cyberminimalisme » s’inscrit là-dedans. Être cyberminimaliste ne signifie pas devenir cyberabstinent. C’est prendre en compte les objets technologiques mais refuser qu’ils suppriment nos libertés.
Pourquoi le débat autour d’une limite d’âge pour utiliser et avoir un téléphone portable peine-t-il à s’imposer ?
En France, les députés ont eu un débat autour de la majorité numérique à l’occasion d’un projet de loi présenté en 2018. Elle est désormais fixée à 15 ans mais ne concerne pas la possession d’objets numériques. Pourtant la notion d’âge minimal nous est familière puisqu’il existe pour voter, pour travailler, pour se marier, pour conduire une voiture ou encore pour entrer dans une salle de cinéma. On pourrait imaginer la mise en place d’un âge minimum pour détenir un smartphone. Si le débat a du mal à émerger, c’est - entre autres - parce que l’industrie des nouvelles technologies n’a aucun intérêt à ce qu’une telle législation se mette en place. Les jeunes sont particulièrement visés par ces entreprises qui font tout pour les fidéliser dès le plus jeune âge.
Le développement d’outils de mesure de l’utilisation des smartphones, fournis directement par les GAFA comme l’application « temps d’écran » sur iPhone traduit-il un changement de « doctrine » dans nos rapports aux outils numériques ou s’agit-il d’une simple opportunité marketing ?
Si on a recours à des logiciels pour lutter contre des logiciels, on ne va pas s’en sortir.
En réalité, la solution consiste à mettre à distance plus régulièrement ces objets. Les entreprises de la Silicon Valley, sont les championnes pour diffuser des antidotes aux poisons qu’elles développent. Il est temps de récupérer nos capacités humaines de réflexion plutôt qu’utiliser une énième application permettant de contrôler notre pratique des réseaux sociaux ou des technologies. Faire de la rétention de données, en refusant de livrer à chaque achat en magasin ou en ligne ses coordonnées, son âge, son lieu d’habitation, est plus efficace et plus politique. Quand on achète quelque chose, on devrait obtenir notre produit en échange d’argent, pas en échange de nos données personnelles.
* Cyberminimalisme, Face au tout-numérique, reconquérir du temps, de la liberté et du bien-être (Ed. Anthropocène du Seuil)