Un Wikipédia russe «alternatif»? «Pour Poutine, Internet est anarchique et décadent»
WEB•Vladimir Poutine veut remplacer le Wikipédia russe, qu’il voit comme un outil de «propagande occidentale». Trois questions à un spécialiste du Web russe…Annabelle Laurent
On connaissait l’amour de Vladimir Poutine pour Internet, qu’il qualifiait en avril dernier de «projet de la CIA». Le président russe veut désormais remplacer le Wikipédia russe par une plateforme en ligne donnant aux citoyens un accès «plus détaillé et plus fiable» sur leur pays. Une alternative à la «propagande occidentale» qui sera développée en numérisant des milliers de livres et archives des bibliothèques nationales.
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Poutine veut lancer son propre Wikipédia, est-ce un tournant?
C’est à la fois une suite logique de toute une série de lois répressives visant Internet, et le marqueur d’une vraie tension politique, depuis le retour de Poutine et surtout depuis la crise ukrainienne qui a considérablement tendu le Web russe. Depuis le cycle de manifestations en 2011-2012 dans les grandes villes, les autorités russes se sont rendues compte que n’importe quel citoyen pouvait se mobiliser via Facebook ou Vkontakte [équivalent russe de Facebook], et craignent plus que tout cet usage politique et citoyen d’Internet. Medvedev avait permis de moderniser le discours. On se souvient de ses photos avec un iPad à la main en train de serrer la main à Zuckerberg. Depuis son retour, Poutine a pris ça à contre-pied avec tout un discours anxiogène [«Internet, projet de la CIA»]. Pour lui, Internet est avant tout un espace anarchique qui reflète la décadence des valeurs occidentales. Sa vitalité est sa première hantise.
En mai dernier, une loi a réduit la liberté des blogueurs. Quel type de contrôle exerce exactement Poutine sur le Web russe?
Un internaute russe a accès à tout, ce n’est pas une censure à la chinoise, bien sûr. Le contrôle est beaucoup plus pernicieux et récent. La loi sur les blogueurs leur impose de s’enregistrer comme médias s’ils ont une audience supérieure à 3.000 personnes, ce qui les soumet à toute une législation sur l’extrémisme, bien sûr très floue. Pour peu que vous dérapiez au sujet du gouvernement… Il y a eu des fermetures de blogs. Une agence publique qui dépend du ministère de la Communication a établi l’an dernier une liste noire de sites interdits. Bien sûr, ce n’est pas qu’Internet qu’il cherche à contrôler. Les médias aussi. Très populaire au moment des grandes manifestations, TV Rain a subi tout un tas de procès récemment, et est aujourd’hui très menacé. La grande radio d’opposition Echo de Moscou aussi.
Mais l’accès au «vrai» Wikipédia, très utilisé en Russie, ne pourrait pas être contrôlé?
On n’en est pas là. Du moins à court terme. Mais autant il y a eu des effets d’annonce, comme pour le lancement d’un moteur de recherche national [le moteur Yandex, sorte de Google russe, mais créé avec des capitaux privés], autant ce Wikipédia russe est tout à fait plausible, dans une période de réécriture de l’histoire et de la politique russe. Les articles qui ont fait le plus polémique étaient ceux qui avaient trait à la Crimée et l’Ukraine. La crise ukrainienne a accéléré les choses car l’enjeu est de contrôler le discours - d’où le lancement prochain de la version de Russia Today en allemand et français - mais c’est un contexte global de retour au nationalisme et au patriotisme. Internet est un champ de bataille, et ça ira en s’accroissant jusqu’aux prochaines élections présidentielles en 2018.