«Avez-vous lu Modiano?» «Non, mais je sais plein d'autres choses...»
•Faut-il avoir lu Proust, Balzac ou...Modiano pour être cultivé? Selon les experts, la tradition intellectuelle française, fondée sur la culture livresque, tend à disparaître au profit d'un autre modèle, différent mais pas forcément moins fécond.© 2014 AFP
Faut-il avoir lu Proust, Balzac ou...Modiano pour être cultivé? Selon les experts, la tradition intellectuelle française, fondée sur la culture livresque, tend à disparaître au profit d'un autre modèle, différent mais pas forcément moins fécond.
La France, qui a été confortée dans sa vocation culturelle avec un prix Nobel décerné à Patrick Modiano puis la traditionnelle semaine des prix littéraires, a aussi été choquée d'entendre la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, dire qu'elle n'avait pas lu de roman depuis deux ans.
«Nous assistons à la fin des maîtres à penser comme pouvaient l'être les grands écrivains du XIXe siècle ou Sartre et Mauriac au XXe», explique à l'AFP l'historien Michel Winock.
Pour le philosophe suisse Yves Citton, «internet a effacé la barrière entre basse et haute culture, ce qui est une bonne chose».
«L'explosion depuis vingt ans des moyens d'accès à l'information, et la montée d'internet, sont à voir comme une chance, même pour la tradition culturelle française», explique à l'AFP ce professeur de littérature, auteur de «L'avenir des humanités» (La Découverte).
«Cela nous permet d'avoir une connaissance plus étendue de ce qui se publie, se dit ou se crée», fait-il valoir. «La nouveauté, c'est que ce que nous gagnons en largeur, nous le perdons en profondeur».
Une évolution due «à la multiplication des médias sans doute. Mais aussi à la montée de l'individualisme car chacun de nous aujourd'hui a son avis, et le donne. Il n'y a plus de guide», assure Michel Winock.
Faut-il le regretter? Ou bien s'en féliciter? «Ni l'un ni l'autre», estime Yves de Citton. «La bonne démarche consistant, selon lui, à survoler la production culturelle à condition toutefois de faire, de temps à autre, l'effort de s'arrêter sur un poème ou un ouvrage de 500 pages.»
Avec quinze Prix Nobel de littérature en cent ans (Romain Rolland, André Gide, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Jean-Marie Le Clézio...) la France demeure le pays le plus récompensé.
Mais il faut être lucide: la tendance est bien au recul de la lecture. Une enquête réalisée par l'Insee en 2011 montre que le temps consacré à la lecture, y compris sur internet, a diminué d'un tiers depuis 1986.
Sans que l'accélération des rythmes de vie puisse être la seule incriminée puisque chômeurs et inactifs sont ceux qui ont le plus contribué à cette évolution.
- Lecture à choix multiples -
«Le fait qu'on ne lise plus est regrettable mais plus préoccupant encore est le fait qu'on ne mémorise plus, le risque étant de plus avoir aucune littérature en commun et, à terme, de voir disparaître notre intelligence collective», explique à l'AFP le linguiste Alain Bentolila.
Ardent défenseur de l'écrit imprimé, il s'en prend à la lecture numérique, surtout lorsqu'elle envahit les écoles.
«La toile est si vaste, si forte est l’illusion de pouvoir aller partout que l'élève inconstant finit par n'arriver nulle part et à ne garder trace de rien», souligne-t-il.
Pour autant, internet est un bel outil de connaissance pour qui sait l'utiliser, estime le professeur de littérature Pierre Bayard, auteur en 2007 d'un essai polémique: «Comment parler des livres que l'on n'a pas lus» (Éditions de Minuit).
Attention toutefois, la thèse de l'auteur est qu'il existe une multitude de façons de lire.
«Il y a le trajet, communément enseigné, qui consiste à lire un livre de la première à la dernière page, mais il y a d'autres chemins: le parcours rapide, le feuilletage, le livre qu'on commence et qu'on ne finit pas...» «C'est cette créativité de la lecture que nous devrions transmettre davantage», précise-t-il.
Pour Yves Citton, qui a enseigné dans des universités américaines, l'inculture est aussi chez les littéraires «qui se vantent de ne pas savoir utiliser un ordinateur».
A condition de s'adapter, la tradition culturelle française a encore de beaux jours devant elle. «Si les jeunes ne lisent plus Flaubert, peut-être lisent-ils autre chose, qui mérite d'être intégré à ce qu'on appelle littérature», souligne-t-il.