«Le Royaume» d'Emmanuel Carrère sous la loupe d'un bibliste

«Le Royaume» d'Emmanuel Carrère sous la loupe d'un bibliste

Avec "Le Royaume" (P.O.L), qui sort jeudi, Emmanuel Carrère enquête sur les débuts du christianisme, l'apôtre Paul et l'évangéliste Luc. Mais quel regard porte un spécialiste de la Bible sur ce roman événement de la rentrée littéraire ?
© 2014 AFP

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Avec «Le Royaume» (P.O.L), qui sort jeudi, Emmanuel Carrère enquête sur les débuts du christianisme, l'apôtre Paul et l'évangéliste Luc. Mais quel regard porte un spécialiste de la Bible sur ce roman événement de la rentrée littéraire ?

Invité par l'hebdomadaire La Vie à lire l'ouvrage en avant-première, l'historien Régis Burnet, professeur de Nouveau Testament à l'université catholique de Louvain (Belgique), livre ses impressions à l'AFP.

Q: Qu'avez-vous pensé de cette somme de près de 650 pages ?

R: Il s'agit d'un travail fouillé, bien informé. Emmanuel Carrère a manifestement lu des choses assez spécialisées et a l'intelligence de ne pas se fonder sur les vieux écrits.

Sur la première communauté chrétienne, deux clés de lecture sont apparues au XXe siècle. Une vision selon laquelle c'est la grâce, l'Esprit saint qui dirige les apôtres et en fait des sortes de superhéros qui fondent une Eglise promise dès les premiers jours à une marche triomphale. A l'inverse, une lignée de commentateurs démontait tout ce discours. Emmanuel Carrère n'est ni dans le romantisme ecclésial ni dans l'hypercritique. Il a adopté la position plus modeste des historiens actuels, qui font l'analyse d'une communauté de premiers chrétiens petite et plurielle.

Q: L'auteur manie volontiers l'anachronisme, par exemple quand il décrit un Luc «un peu snob, enclin au name-dropping...» Est-ce gênant ?

R: Non, et cela m'a fait penser à Ernest Renan, dont l'oeuvre sent son XIXe siècle à plein nez. Au XXe siècle, un Daniel-Rops n'osait pas l'anachronisme, qui ne faisait pas sérieux. Ce fut très longtemps le cas sur l'Antiquité. Même dans une BD comme «Alix», vous avez des expressions comme «Par Hercule», «Par les dieux» : un aspect classe de latin ennuyeux, alors que les Romains parlaient cru. Emmanuel Carrère pratique au contraire la licence de l'écrivain, rejoignant l'intuition de Renan qu'elle peut contribuer à toucher le grand public davantage qu'une vulgarisation guindée. Et la fiction, si elle s'accompagne de fidélité historique, peut s'avérer très utile.

Q: Emmanuel Carrère n'est pas le seul écrivain, même parmi les agnostiques, à se pencher longuement sur le christianisme en cette rentrée littéraire. Comment analyser cette tendance ?

R: Il y a un retour du refoulé. Le christianisme a été une religion extrêmement impressionnante, et elle l'est encore pour beaucoup de références. Prenez la famille : elle est régulièrement citée comme la valeur première des Français, même avec un très grand nombre de divorces...

Depuis l'arrivée du pape François, on sent bien que la critique du catholicisme fait moins recette. Mais les esprits étaient déjà prêts à ce tournant : ce que représente le christianisme - la condamnation de la richesse, la centralisation du regard sur le pauvre - est de nouveau dans l'air du temps.

Le goût d'une Eglise pyramidale ne reviendra jamais. En revanche, le modèle de la petite communauté, à l'organisation hiérarchique floue, qu'Emmanuel Carrère décrit très bien, peut fonctionner de nouveau.

Q: Des réserves sur «Le Royaume», tout de même ?

R: J'ai relevé quelques naïvetés. Emmanuel Carrère suit le récit des Actes des apôtres; par moments, il est distancié comme un historien, et à d'autres, il semble prendre ce qu'il lit pour argent comptant et on se dit qu'il s'est fait avoir...

Si je devais noter l'ouvrage - je suis prof, je ne peux pas m'en empêcher ! - je lui mettrais 14 ou 15 sur 20. Un livre bien fait et bien écrit, mais un peu long - il y a 200 pages de trop...

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