INTERVIEW« Une partie des électeurs risque de rester en dehors du jeu électoral »

Présidentielle 2022 : « Normalement, ce scrutin est le plus mobilisateur… » Pourquoi l’abstention grandit-elle ?

INTERVIEWUn électeur sur quatre ne s’est pas déplacé aux urnes dimanche. Pour le comprendre, « 20 Minutes » a interrogé Tristan Haute, maître de conférences en Sciences politiques à l’université de Lille
Thibaut Chevillard

Propos recueillis par Thibaut Chevillard

L'essentiel

  • Le taux d’abstention enregistré dimanche est plus important que celui enregistré en 2017 (25,44 %) et représente un record depuis la présidentielle de 1969 (31 %).
  • Tristan Haute, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Lille, explique que les jeunes votent moins que leurs aînés, tout comme les personnes appartenant aux catégories populaires.

Jamais, depuis cinquante-trois ans, une abstention aussi forte n’a été enregistrée au second tour d’une élection présidentielle. Le record date de 1969, quand les électeurs de gauche avaient, à l’appel du candidat communiste éliminé au premier tour, massivement refusé de choisir entre Georges Pompidou et Alain Poher. Ce dimanche, un peu plus d’un électeur sur quatre (28 %) a boudé le duel opposant le président sortant, Emmanuel Macron, à la candidate du RN, Marine Le Pen. C’est plus qu’il y a cinq ans (24,44 %), et davantage qu’au premier tour cette année, le 10 avril (26,31 %).

Quelles sont les causes et les conséquences d’une telle démobilisation ? Pour le savoir, 20 Minutes a interrogé Tristan Haute, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Lille.

Quel est le profil des personnes qui se sont abstenues de voter dimanche ?

Les premières enquêtes montrent que les jeunes se sont, comme finalement à chaque élection, plus abstenus que leurs aînés. Il y a un effet générationnel car cette faible participation persiste, y compris chez les 25-34 ans.

On commence à voir un effet lié au niveau de diplôme : les personnes les plus diplômées – qui appartiennent aux catégories socioprofessionnelles supérieures – ont davantage participé au scrutin. Et les personnes appartenant aux catégories populaires – qui sont au chômage, employés, ouvriers ou faiblement diplômés – se sont davantage démobilisées. C’est assez cohérent avec ce que l’on sait du profil social des abstentionnistes d’élection en élection.

Jean-Luc Mélenchon, arrivé en 3e position au premier tour, avait appelé à ne donner aucun bulletin à Marine Le Pen, sans pour autant appeler à choisir Emmanuel Macron. Ses électeurs se sont-ils massivement abstenus ?

Une partie des électeurs de Jean-Luc Mélenchon, mais aussi de Valérie Pécresse ou d’autres petits candidats, qui n’étaient pas satisfaits de l’offre du second tour, semblent s’être détournés des urnes. On l’avait déjà observé en 2017, dans une configuration assez proche : il y avait eu un regain d’abstention entre les deux tours, ce qui était assez inédit depuis 1969. Et on a observé à nouveau ce phénomène cette année, dans une ampleur plus réduite. Ce qu’on a vu aussi dimanche, c’est qu’une partie – sans doute assez conséquente – des électeurs de Jean-Luc Mélenchon s’est détournée vers Emmanuel Macron pour faire barrage à Marine Le Pen.

Cette faible mobilisation marque-t-elle la fin de ce que l’on a appelé le front républicain ?

Ça s’est déjà vu, de ce point de vue là, en 2017. Cela ne veut pas dire que le front républicain a totalement disparu, mais la présence d’un candidat d’extrême droite ne suffit plus, comme ça avait été le cas en 2002, pour une surmobilisation au second tour. Au contraire, on a plutôt une démobilisation, avec l’impression sans doute, pour certains électeurs, que Marine Le Pen et Emmanuel Macron ont des positions proches, sont interchangeables, et qu’ils ne sont pas satisfaits.

Au regard du grand nombre d’électeurs qui ne se sont pas déplacés, le président élu va-t-il devoir modifier sa façon de gouverner ?

Cela peut l’amener à être un peu plus prudent. D’un autre côté, la légitimité juridique de son élection reste complètement inchangée. Ce qui doit inquiéter Emmanuel Macron, c’est plutôt d’avoir été élu avec des votes qui se sont portés sur son nom et qui ne sont pas d’adhésion.

D’un point de vue démocratique, doit-on s’inquiéter d’une telle démobilisation ?

On doit s’inquiéter car normalement, le scrutin présidentiel est le plus mobilisateur, celui auquel les électeurs continuent d’aller voter. Cette participation décline depuis 2007. Ce qu’on peut craindre, c’est qu’une partie des électeurs français – peut être un quart, on verra – reste complètement en dehors du jeu électoral. Et ils resteront complètement en dehors du jeu électoral en 2022 alors que l’on vote plusieurs fois.

Quelles sont, selon vous, les raisons de cette abstention ?

Le renouvellement générationnel explique le fait que le vote soit de plus en plus intermittent. Il y a un rapport beaucoup plus distendu au vote, moins ritualisé, jugé moins efficace par les jeunes générations. Il y a aussi un phénomène assez ancien qui se développe, sans doute du fait des difficultés sociales que peuvent rencontrer un grand nombre de français. C’est un sentiment d’illégitimité politique, de distance à l’égard du politique. Avant, même si on n’était pas intéressé par la politique, on allait quand même voter le dimanche.

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