VIDEO. Elections européennes: Pourquoi Tallinn est le nouvel eldorado pour les entrepreneurs du digital
NOS VILLES EUROPEENNES (4/5)•Avant les élections européennes, «20 Minutes» est parti découvrir cinq nouveaux eldorados européens. Voici Tallinn en Estonie, destination rêvée pour les startuppeurs du digital et autres freelanceurs du numériqueLaure Gamaury
L'essentiel
- Pendant toute la semaine, 20 Minutes vous invite à découvrir des villes parfois méconnues mais pourtant attractives.
- En misant dès la création de l’Estonie en 1991 sur le digital et la numérisation des services publics, Tallinn est devenue un modèle de « smart nation ».
- Malgré une population peu nombreuse d'1,3 million d'habitants, la capitale estonienne a su capitaliser sur sa digitalisation d’avant-garde pour attirer de nouveaux citoyens, notamment grâce à son programme d’e-résident.
De notre envoyée spéciale à Tallinn (Estonie),
Il y a l’Europe de Berlin, Amsterdam, Rome, Copenhague ou Barcelone. Celle des grandes villes qu’on a tous un jour découvert le temps d’un voyage scolaire, d’un échange Erasmus ou d’un week-end festif. Et puis il y a la nouvelle Europe. Celle née de l’ouverture des frontières, des nouvelles technologies et des vols low-cost. Avant les élections européennes du 26 mai prochain, 20 Minutes vous invite dans une série de reportages à travers les villes devenant petit à petit nos nouvelles capitales. Ce jeudi, direction Tallinn, en Estonie, où le digital règne en maître au point d’avoir hérité du sobriquet de « Silicon Valley européenne ».
Dénicher la « Silicon Valley européenne » ? Challenge accepted. And the winner is… Tallinn ! Oui, oui, la capitale de ce petit état balte d’1,3 million d’habitants, encore sous le joug soviétique il y a 30 ans à peine, est désormais tournée à 180 degrés numérique vers l'Europe. Un virage rendu possible avec la mise en place, dès son indépendance en 1991, d'une société digitale efficace où tout le monde ou presque parle anglais.
Tel un Emmanuel Macron à Vivatech, c’est Kersti Kaljulaid, la présidente de l'Estonie herself qui a ouvert Latitude 59, la grand-messe digital friendly qui s’est déroulée à Tallinn les 16 et 17 mai. Au programme, quelques noms connus pour les Frenchies, et notamment Fleur Pellerin, ex-ministre de la Culture et de la Communication durant le quinquennat Hollande, et désormais créatrice et gestionnaire de Korelya Capital, un fonds d’investissement destiné à accompagner les investissements coréens en France dans le domaine des nouvelles technologies et à financer les start-ups françaises (on a aussi pris l’avion retour, un vol direct pas toujours facile à trouver entre Tallinn et Paris, avec François Molins, l’ex-procureur de la République de Paris… Tallinn, the new place to be ?).
A quelques rues du Kultuurikatel qui accueille Latitude 59, nous plongeons en plein Telliskivi. Centre névralgique des graffeurs, cet ancien quartier industriel accueille désormais tout ce qui se fait de plus in à Tallinn. Ici et là se côtoient artistes, magasins new age et jeunes hipsters qui dégustent en terrasse un plat healthy ou une bière artisanale. L’occasion de rapporter également tout ce qui plaît aux expatriés installés dans la capitale estonienne : la douceur de vivre, la ville à taille humaine, des endroits cools où décompresser et un environnement très sécurisé. « Une femme peut se promener à 3 heures du matin dans les rues sans risquer de se faire embêter », acquiesce Thaïg Khris, ex-champion de roller et désormais à la tête d’Onoff, sa société de télécoms créée en 2014, et dont tout le développement technique est basé à Tallinn. Sans oublier le basculement vers une société incorruptible : « Il y a 20 ans c’était le Far West », s’exclame Thomas Padovani. « En voulant se démarquer de la Lituanie et de la Lettonie qui sont des pseudo bordels à ciel ouvert où les Anglais débarquent les weekends pour se mettre minables et faire le tour des strip-clubs », l’Estonie a su cultiver son charme propre, ajoute son associé Eric Edery.
Et on ne peut qu'acquiescer à ce propos : un bon jus green au soleil avec un passage par Lift 99, véritable station F à l’estonienne avec ses espaces de co-working et ses grandes baies vitrées industrielles. 20 minutes dans un fauteuil balançoire à écouter des startuppeurs en herbe transmettre bonnes idées comme échecs, un détour par un dog office pour constater que Loulou est autant chez lui que les membres de Lift 99 dans leurs pantoufles, et c'est reparti pour la vadrouille.
Le pari sur les nouvelles technologies et Internet dès la création de l’Estonie
L’Estonie peut s’enorgueillir d’être le pays qui possède le plus de start-ups par habitant… Un nouvel outil de mesure après le BNB (bonheur national brut) ? Quoi qu’il en soit, Tallinn est aujourd’hui fière d’avoir parié sur le numérique dès sa création : « Aujourd’hui, notre société digitale est la norme dans le pays, avance Linnar Viik, cofondateur de la e-governance academy, un think tank qui conseille les gouvernements dans leur transition digitale, et père fondateur de l’Estonie. En 1991, nous devions tout créer de zéro. C’était un vrai bazar. Il n’y avait ni ministères, ni banque centrale. Nous n’avions ni argent, ni gardes frontières, ni défense ». Une feuille blanche finalement bénéfique au pays : « C’est plus compliqué de changer un système existant que d’en créer un nouveau à partir de rien. C’est aussi pour cette raison que c’est simple de monter une société car la principale préoccupation est de se projeter dans l’avenir sans avoir besoin de s’occuper du passé », glisse encore Linnar Viik.
Pour créer l’Estonie d’aujourd’hui, les membres de la société civile, parmi lesquels « des astrophysiciens, des microbiologistes, des personnes issues du monde littéraire, des politologues » ont participé à l’élaboration de la constitution. Et ils ont fait un pari risqué dans le contexte des années 1990 : tout miser sur les nouvelles technologies pour rendre les choses plus simples. « Nous avions des ingénieurs spécialisés dans les IT. Et nous n’avions pas les moyens d’investir dans les moyens technologiques des autres pays de l’époque. On a donc parié sur Internet, qui était gratuit et libre. », analyse le cofondateur de la e-governance academy.
28 ans plus tard, chaque Estonien possède sa propre e-carte d’identité avec une puce qui contient toutes ses données personnelles et qui sont accessibles aux services de l’Etat pour leur faciliter la vie. « Il y a Internet partout, c’est le règne du digital et du zéro paperasse », témoigne Thaïg Khris. Mais quand on demande aux Estoniens comment ils vivent dans cette société digitale, c'est « tout naturel pour eux. Ils n'ont pas du tout cette impression car c'est entré dans leurs mœurs », note Ott Vatter, directeur du programme d’e-résident estonien.
Tallinn, un paradis pour les entrepreneurs ?
La capitale estonienne serait-elle alors le lieu rêvé « pour un jeune entrepreneur qui débarque et débute son business », comme le confie Thomas Padovani, cofondateur d’Adcash et Français installé en Estonie depuis 2007 ? Elle possède en tout cas de nombreux atouts : « Il y a une vraie mentalité start-up, avec une vénération, au sens noble du terme, de l’entrepreneur qui créé sa boîte », abonde Arnaud Castaignet, responsable des relations publiques internationales du programme d’e-résident en Estonie.
Les entrepreneurs expatriés comme les communicants du pays s’accordent sur la facilité d’installation à Tallinn : « Nous sommes une société digitale moderne et nous pensons que nous pouvons en faire bénéficier d’autres personnes. Nous le faisons dans un but économique d’une part, mais aussi pour répandre la culture estonienne, la garder en vie », explique Ott Vatter.
Résultat, créer sa société à Tallinn est très simple : l’Estonie a réduit au minimum le temps passé sur les démarches administratives, en instaurant un système numérique global, reléguant le papier aux années soviétiques et collectant les données personnelles de ses citoyens pour leur rendre service et leur faire économiser temps et argent. Avec succès puisque le pays a aujourd’hui quatre licornes, ces sociétés valorisées à plus d’un milliard de dollars, soit un niveau similaire à la France. Et ce pour une population 60 fois moins importante. C’est par exemple le cas de la société de chauffeurs privés Taxify, devenue récemment Bolt, qui est née à Tallinn, ou du logiciel Skype, racheté il y a huit ans par Microsoft.
… Même sans jamais y mettre les pieds ?
Après l’e-carte d’identité, l’Estonie a créé en 2014 l’e-résidence, un programme qui permet aux entrepreneurs étrangers d’acquérir le statut de résident estonien sans jamais y mettre les pieds. « Avec ce statut, vous pouvez tout faire depuis votre ambassade et avec votre e-carte, vous pouvez créer votre société depuis votre ordinateur. Ce statut est destiné à ceux qui veulent ouvrir une société dont le marché est international », explique Ott Vatter, le responsable du programme. « Nos e-residents sont principalement des entrepreneurs digitaux, créateurs de start-ups, freelance, journalistes, designers qui sont installés partout dans le monde, poursuit-il. Ce statut n’implique pas de payer des impôts en Estonie, simplement d’avoir accès à tous les services en ligne. Il n’y a aucune obligation, aucun passeport. C’est seulement virtuel. »
Et au vu de l’engouement des étrangers pour le système estonien, le jeu en vaut-il la chandelle ? « C’est facile ici pour le recrutement, pour choisir les bons ingénieurs. En Estonie, le Code du travail est bien plus souple qu’en France et au niveau du droit, c’est l’Europe », témoigne Thaïg Khris. « Pour les entrepreneurs, Tallinn c’est parfait : on est dans un système fiscal et de société qui est juste, pour une très grosse majorité de la population. Pour les jeunes Estoniens, c’est commun d’avoir sa propre société, de faire du consulting, c’est simple à gérer », explique aussi Thomas Padovani. Alors pourquoi ne pas en faire profiter le plus grand nombre ? « C’est un moyen pour nous de gagner en attractivité à l’international car nos e-résidents contribuent au rayonnement de l’Estonie. Et les Estoniens n’y trouvent rien à redire car ils ne font pas face à un débarquement massif : ce n’est que du virtuel », vante Ott Vatter.
Une dent contre les Gafam et les mastodontes en général ?
Quid alors de la sécurité des données personnelles, partagées à l’envi pour créer ce système digital globalisé ? « Les Estoniens font moins confiance aux politiques qu’aux chefs d’entreprise qui sont ici les vrais leaders d’opinion », explique Arnaud Castaignet. Et pour cause : en gardant la propriété de leurs données personnelles et en choisissant ce qu’ils partagent avec leur gouvernement, les citoyens détiennent le pouvoir puisqu’ils peuvent, s’ils ont un souci avec l’utilisation de leurs datas, attaquer les responsables devant un tribunal, rappelle Linnar Viik. « Les Estoniens savent à qui ils s’adressent, ils ne donnent pas leurs données personnelles à des grosses sociétés privées, comme Apple ou Google, qui répondent à une législation différente ». Et Ott Vatter d'ajouter : « Aujourd’hui, nous gardons l’intégralité de nos données grâce à plusieurs technologies similaires à celles de la blockchain. Les Estoniens n’ont pas de problème à confier leurs datas, comme en France ou en Allemagne. Ils font partie d’une société entièrement digitale et sont d’accord avec ce procédé. La confiance est un des piliers essentiels ».
Car tout n’a pas toujours été rose au pays du tout digital : en 2007, l’Estonie a fait face à une cyberattaque sans précédent. Les conséquences ont finalement été limitées pour les citoyens, mais elles ont poussé le pays à aller toujours plus loin en matière de transparence et d’efficacité pour s’opposer fermement à Moscou, reconnue coupable de ce « terrorisme digital ». Et ont accéléré l’installation à Tallinn du centre d’excellence de l’OTAN consacré à la cybersécurité.
Start-up nation ou nation de start-ups ?
Sans vouloir se poser en chantre de la sémantique, on n’a pu s’empêcher de poser la question de la « start-up nation », expression chère à Emmanuel Macron, à Ott Vatter : « Nous avons un secteur start-up très dynamique, il y a de nombreuses opportunités dans un si petit pays. Nous ne pouvons pas juste nous asseoir et attendre, c’est pourquoi nous avons de nombreux entrepreneurs, que nous les accompagnons. C’est dans l’ADN des Estoniens ». Un écosystème qui s’épanouit à merveille à Tallinn et notamment dans le quartier hipster de Telliskivi.
Cependant, l’Estonie possède des limites, et notamment le climat rigoureux, sujet numéro 1 pointé par les Français à Tallinn, qui déplorent le froid et les nuits très longues en hiver. « C’est fou de penser que le seul souci des Estoniens, c’est le temps », se marre Thomas Padovani. Le fondateur d’AdCash a-t-il pour autant pensé à tout quitter ? « Pour la Californie ? Non moi quand j’ai envie de voyager, je prends un billet d’avion et tous les habitants de Tallinn sont à moins de 20 minutes de l’aéroport. Il y a quand même une qualité de vie qu’on trouve peu dans les capitales. »
Notre dossier sur les élections européennes
Hormis les questions météo, des défis bien plus sérieux se présentent aujourd’hui : l’Estonie tente d’installer son écosystème, propice pour créer sa start-up, dans la durée, un challenge pas toujours facile à relever. « Pour débuter son business c’est le top. Ensuite, il faut jouer des coudes pour convaincre à l’international. On se sent parfois à l’étroit à cause de la taille de l’Estonie et de son histoire très récente », confie Thomas Padovani. Un défi dont sont conscients les Estoniens : « Désormais, nous voulons développer les aspects non-économiques, passer à l’étape suivante avec le programme d’e-résident 2.0, faire rayonner notre culture », rebondit Ott Vatter. « A l’ère digitale, nous sommes trop petits pour nous imposer, la France l’est aussi mais l’Europe pourrait peser si on monte tous dans le même bateau », appuie Linnar Viik. So, sky is the limit ?