REPORTAGEEn Bretagne, les agriculteurs meurent en silence

VIDEO. Présidentielle: «Pour nous, il n'y a rien»... En Bretagne, les agriculteurs meurent en silence

REPORTAGELe Salon de l’agriculture éclipse temporairement la grave crise traversée par le secteur agricole…
Julien Laloye

Julien Laloye

De notre envoyé spécial à Plumieux (Côtes-d’Armor),

Plumieux, dans les Côtes d’Armor, c’est la Bretagne paysanne comme on l’imagine, autour du clocher du village. Des champs à perte de vue, des vaches laitières, des porcins, de la volaille, et jamais très loin, les coopératives ou les grandes industries agroalimentaires. Ici, on vit pour et par l’agriculture. « Sans elle, Plumieux n’existe pas, explique le maire Pierrick Le Cam. Dans la commune, il y a 65 entreprises agricoles, ce qui veut dire au moins 130 emplois, et les métiers induits, les commerces, les fournisseurs de machines, le vétérinaire….Le plus beau résultat, c’est une école qui tourne et un lotissement qui se remplit bien avec des jeunes. On est plus chanceux que d’autres ».

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Chanceux mais pas imperméables au malheur. C’est à Plumieux qu’une agricultrice de 47 ans, qui laisse derrière elle deux enfants, s’est donné la mort à quelques jours du début du Salon de l’agriculture, provoquant l’intérêt soudain des médias. Tous ont relayé la thèse des difficultés financières traversées par son couple, propriétaire d’une grande exploitation. Une version nuancée par son mari lors des obsèques. « Ce n’était pas un problème d’argent, il a été courageux de le dire, souligne Bernard Lucas, lui-même éleveur de porcins. Tous les soucis se sont mélangés en même temps, voilà ».

La nouvelle a évidemment désarçonné le voisinage. Bertrand Briand, producteur laitier et éleveur de volailles, connaissait l’agricultrice, comme tout le monde : « Quand j’ai appris la nouvelle, je suis resté cinq minutes prostré au pied de la barrière, en me demandant comment c’était possible. C’est un message qu’elle a envoyé à son mari, à la société, mais ça ne va rien changer à la situation ».

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« Aujourd’hui, le désespoir est supérieur à l’espoir »

La situation ? 300 suicides sur deux ans dans cette catégorie socioprofessionnelle selon les chiffres de Santé public France, une surmortalité de 20 % par rapport au reste de la population, qui monte à 50 % chez les producteurs laitiers. Particulièrement en Bretagne, où la crise du secteur depuis deux ans a laissé du monde sur le carreau. « Quand la tonne de lait passe de 400 euros à 250 euros alors que les coûts de production s’élèvent à 350 euros, c’est vite vu », tranche Marie Le Guelvou.

Cette salariée du secteur bancaire raconte comment son frère Jean-Pierre, qui a connu son heure de gloire en participant à L’Amour est dans le Pré, a progressivement perdu pied. Pourtant sa ferme était belle. Cent hectares de propriété, plusieurs dizaines de vaches laitières, il y avait de quoi faire. Sauf que ça faisait deux ans qu’il piochait dans ses réserves et que le bas de laine commençait à sérieusement s’effilocher.

« Il était à bout, il ne voyait pas d’issue. Il a eu des soucis avec sa dernière compagne, qui l’a démoli moralement, et la banque l’a achevé ». Une histoire de 10.000 euros de crédit supplémentaires, refusé mordicus par son conseiller, puis le jour fatidique. Une balle en plein cœur et cette lettre : « Aujourd’hui, le désespoir est supérieur à l’espoir… les vaches m’ont tué. »

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« Encore et toujours un créancier criminel », maugrée René Louail en regardant ses anciennes terres, désormais aux mains du fiston. Cet agriculteur à la retraite, de tous les combats depuis dix ans (élu syndical, conseiller municipal chez EELV), a lui aussi son lot de souvenirs sordides à partager, comme celui de cet ancien copain qui avait demandé à le voir : « J’ai décalé le rendez-vous d’une semaine parce que je devais m’absenter, il s’est tué avant que je revienne ».

Il nous montre la lettre d’un créancier reçue par un éleveur de la région : « Quelqu’un qui t’appelle tôt le matin, c’est qu’il n’a pas dormi, même après 12 heures de boulot. Je l’ai senti très fragile. Quand les gars en sont là, tu ne peux pas leur proposer un plan de rééchelonnement de crédit sur X années. C’est la dernière étape, ils sont au bout du bout ». C’est pourtant ce que l’organisme concerné propose, avec, en sus, une pénalité de 10.000 euros à régler. « Un coup de massue, je ne sais pas comment il va s’en sortir ».

Une lettre reçue par un agriculteur en difficulté.
Une lettre reçue par un agriculteur en difficulté.  - J.Laloye/20minutes

« Il faut tout faire pour briser l’isolement »

Le phénomène suicidaire dans la profession, longtemps pris en charge par les associations, et notamment Solidarité Paysans (« 380 familles aidées en Bretagne cette année », confie son président Gérard Fiquet), est désormais trop visible pour être mis sous le tapis. La MSA (mutualité sociale agricolole) a mis en place un numéro d’appel national, Agri’Ecoute, pour les éleveurs en détresse, ainsi qu’un réseau de sentinelles (Vétérinaires, fournisseurs de machine, élus locaux), censés prévenir les drames avant le passage à l’acte. Avec un succès difficile à quantifier, reconnaît le docteur Maeght-Lenormand, conseillère technique chargée des risques psychosociaux à la caisse centrale de la MSA.

« Les agriculteurs sont des taiseux. Souvent, ce sont les conjoints qui nous appellent pour nous dire qu’ils s’inquiètent. On essaie alors d’intervenir dans les 24h, en proposant de l’aide pour traiter avec les banques, ou en redirigeant vers un psychologue. Dans ces cas-là, il faut tout faire pour briser l’isolement de la personne concernée ».

Jean-Pierre ne faisait pas partie de ceux-là. Il était sociable, sortait dès qu’il pouvait, mais sa sœur attend toujours qu’un conseiller la rappelle alors qu’elle avait alerté des risques un mois avant son suicide. Du coup,elle a décidé de faire du bruit. Une lettre à Stéphane Le Foll, le ministre de l’agriculture, qui a promis de la recevoir prochainement. Rien en revanche de la part des candidats à la présidentielle, qu’elle accuse de « n’avoir pas grand-chose à faire de l’agriculture ». Sentiment partagé par Hervé Guillemin, producteur laitier à Plumieux depuis 30 ans. « Je n’ai rien vu dans les programmes qui me donne envie de voter pour l’un ou pour l’autre. Ils font les beaux au salon, mais pour nous, il n’y a rien. Qu’ils commencent par nous foutre la paix en enlevant toutes ces normes qui nous mettent sous pression, et il y aura moins de suicides ».

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Une perspective encore insuffisante pour René Louail, qui voudrait voir la région abandonner le modèle productiviste responsable de la disparition de trois paysans bretons sur quatre en une génération. « Moderniser l’agriculture, oui, mais la course au gigantisme, non. Si on se retrouve à envoyer du lait en Chine alors qu’on peut faire du bon fromage pour les gens d’ici, c’est qu’on a échoué, non ? ».

>> Pour aider Marie Le Guelvou et sa famille à garder leur ferme. Cagnotte sur www.leetchi. Ou à partir de la page Facebook : Jean-Pierre Le Guelvout – L’amour est dans le pré. Ou à l’association : Jean-Pierre Kerlégo City, Kerlégo, 56 500 Moréac.