Législatives 2024 : Une armée d’économistes en faveur du Front populaire, est-ce vraiment un bon argument de campagne ?
gauche•Des légions entières d’économistes, dont certaines têtes d’affiche du milieu, prennent parti pour le Nouveau Front populaire. De quoi pousser le vote à gauche ?Jean-Loup Delmas
L'essentiel
- Le programme économique du Nouveau Front populaire, forcément à gauche toute, est critiqué par les oppositions pour un côté supposément irréalisable ou beaucoup trop lourd sur les finances publiques.
- Face à ces offensives, la gauche contre-attaque avec une armée d’économistes renommés et défendant, à coup de tweet ou de tribunes, leur programme.
- Mais aussi ronflants sont les noms lancés, le procédé est-il vraiment efficace ?
Esther Duflo, lauréate du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques (souvent présenté à tort comme prix Nobel de l’économie), le couple « star » Thomas Piketty-Julia Cagé, l’économiste vedette de la séquence réforme des retraites Michaël Zemmour… Le Nouveau Front populaire (NFP) s’est entouré, ou reçoit le soutien, des Avengers version économistes, à quelques jours du premier tour des élections législatives anticipées.
Sur les réseaux sociaux, ou à grands coups de tribunes médiatiques, des têtes aussi connues que renommées, garnis de diplômes et de titres comme autant de décorations, défilent pour assurer que si, le programme économique du NFP tient la route et est réalisable.
L’économiste influence-t-il vraiment le vote ?
Une bouée en apparence salutaire pour un programme souvent caricaturé chez ses opposants comme trop généreux et dépensier, voire décrit comme amenant la France à la banqueroute express sans passer par la case départ. Mais ce « name dropping » à outrance est-il vraiment efficace ? Alexandre Eyries, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’Université catholique de l’Ouest à Niort, se montre sceptique : « A part pour l’électeur CSP+, le recours à des très diplômés ne va pas rentrer en ligne de compte au moment du vote. Au contraire, cela peut même devenir un repoussoir, avec une défiance marquée envers les élites ».
Philipe Légé, économiste se décrivant « de gauche » et professeur à l’Université Paris I, explique : « Dans une démocratie saine, les économistes, quel que soit leur bord, ne décident pas à la place des citoyens. » L’économie n’est qu’une des composantes du choix du bulletin, et parfois carrément l’une des grandes absentes. Ainsi, un sondage Jour de vote de l’Ifop, le 10 juin, avait estimé le top 5 des critères déterminant de vote des électeurs de chaque camp. Le sympathisant LFIste n’avait que deux critères économiques dans sa besace (relèvement des salaires et du pouvoir d’achat en 1er positon et l’évolution du prix du carburant en cinquième), quand l’électeur du Rassemblement national en comptait… zéro.
D’autres thèmes de campagne plus porteurs
Olivier Babeau, économiste et président du Think Thank Institut Sapiens, largement à droite, estime lui aussi le procédé inefficace : « Tout comme les sciences politiques ont montré que les débats entre candidats n’influençaient que peu le vote, déjà établi en amont, on ne vote pas pour un programme économique ». Et encore moins pour sa crédibilité : « Ce qui compte, ce sont les principes et les valeurs revendiqués, pas les mesures pour les appliquer ».
Encore moins dans cette campagne, qui charrie d’autres thématiques principales – l’autorité, la sécurité, l’immigration pour ne citer qu’elles, « et où l’économie n’est que très secondaire », poursuit le directeur. Voilà pourquoi le torpillage en règle de la faisabilité du programme du Rassemblement national pendant les élections européennes par tous les autres camps n’a rien changé à sa victoire écrasante. Au fond, ce n’était pas vraiment le sujet pour la majorité des électeurs.
Le diplôme, franchement pas un argument
Même chez les CSP+, pourtant plus sensible à la légitimité des titres, le procédé n’est pas gage de succès. La défense du programme par Esther Duflo avait été remise en cause par nombre d’éditorialistes, notamment Jean-Michel Aphatie, soupçonnant la professeure d’avoir « lu le programme entre les lignes ». Preuve que des noms pourtant très ronflants ne suffisent pas à éteindre le scepticisme.
« Mais ces tribunes ne cherchent pas à convaincre Jean-Michel Aphatie !, plaide Jacques Rigaudiat, économiste et ex-conseiller social de Michel Rocard et Lionel Jospin à Matignon. Tout comme on sait bien que nos textes ne vont pas changer le vote des 30 % du Rassemblement national. Le but est de convaincre quelques abstentionnistes ou indécis. Egalement, on donne des arguments aux militants sur le terrain, qui vont pouvoir les utiliser. »
Des noms, mais pour quoi faire ?
Sylvain Bersinger, chef économiste au cabinet Astères, estime qu’il faudrait moins regarder les noms et plus les domaines de spécialisation : « En économie, comme en médecine, l’expert d’une branche peut-être ignorant d’une autre. Ainsi, il est préférable de se faire soigner une carie par un dentiste débutant que par un dermatologue auréolé d’un prix Nobel de médecine. La validation d’un programme électoral destiné à l’économie française a plus de poids si elle vient d’un spécialiste du sujet, même anonyme, plutôt que d’un ''grand nom'' d’un champ différent. »
Pour Olivier Babeau, le diplôme est d’autant moins un argument pertinent que d’autres économistes, également en nombre et tout aussi renommés, sont favorables au programme de Renaissance par exemple : « C’est une bataille d’universitaires ».
Pourquoi une surprésence à gauche ?
Aussi divisés soient les économistes, ceux à gauche-toute semblent bien plus volubiles en cette période électorale. Comment l’expliquer ? Pour Alexandre Eyries, il s’agit d’un effet de diversion pas très habile : « Le Nouveau Front populaire, et particulièrement LFI, est extrêmement critiqué pour leur posture sur le Hamas, Israël ou le comportement des députés à l’Assemblée nationale. Se servir de chercheurs leur offre une légitimité, une hauteur et détourne l’attention de leurs frasques. » Olivier Babeau est encore plus synthétique : « Dans le milieu universitaire, il est plus simple et admis de s’exprimer à gauche ».
En bon professeur, Philippe Légé énumère ses arguments. La surprésence à gauche s’expliquerait selon lui par la nécessité de lutter « contre des préjugés économiques souvent utilisés contre les programmes de gauche. Cette vision qu’il faudrait absolument gérer l’économie du pays en restreignant au maximum les dépenses. ».
« Il faut bien répondre »
Secundo, les autres programmes économiques sont beaucoup moins dépensiers et centrés sur la dette ou la gestion des finances. Certains économistes défendent cette thèse, mais « cette posture de l’expert père fouettard qui vient expliquer au citoyen qu’il faut se serrer la ceinture a fini par lasser le public, qui n’a fait que l’entendre ces dernières années ».
Pour Jacques Rigaudiat, que le procédé fonctionne ou pas, « c’est presque une obligation professionnelle de s’exprimer. Il y a une bataille de légitimité à gagner. » Avant de se montrer plus taquin – et militant : « Lorsqu’on voit des macronistes, qui n’ont pas laissé la France dans une situation économique excellente, critiquer le programme du Nouveau Front populaire… Il faut bien répondre à ceux qui n’ont pas su faire le boulot. »
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