contestation socialeAu-delà des raffineries, la colère pour les salaires peut-elle s’étendre ?

Pénurie de carburant : Au-delà des raffineries, la mobilisation pour les salaires peut-elle s’étendre ?

contestation socialeLe combat enclenché par les salariés des raffineries va-t-il donner des idées à d’autres, dans un contexte tendu d’inflation ?
Jean-Loup Delmas

Jean-Loup Delmas

L'essentiel

  • Malgré la pression du gouvernement, la grève a été reconduite mardi chez TotalEnergies et ExxonMobil.
  • Elles ne sont pas les seules compagnies à avoir engrangé des superprofits, et leurs salariés sont loin d’être les seuls à être confrontés à la hausse des prix.
  • Le mouvement peut-il alors se propager, sachant que cette grève est particulièrement symbolique et médiatisée ?

Les grèves dans les raffineries françaises se poursuivent depuis trois semaines, avec les salariés d’ExxonMobil (Esso) et de TotalEnergies réclamant une augmentation de salaires. Une demande qu’ils justifient par les bénéfices de leurs entreprises. TotalEnergies a par exemple engrangé 14 milliards d’euros en 2021, et cumulé 18 milliards supplémentaires sur les six premiers mois de 2022, selon Thierry Defresne, le secrétaire CGT du comité européen de TotalEnergies.

Des bénéfices qui ont profité aux actionnaires, avec des dividendes de 2,6 milliards versés l’an passé, et un patron dont le salaire a augmenté de plus de 50 %. Les revenus des employés ont, eux, augmenté en moyenne de 3,5 %, se défend TotalEnergies dans un communiqué. Mais la CGT réclame une hausse de 10 %, compte tenu de l’inflation et de ces bénéfices.

Problématique et revendications partagées

Cette lutte salariale peut-elle s’étendre à d’autres entreprises ayant connu des superprofits ? TotalEnergies et Esso ne sont pas les seuls grands groupes à s’être enrichis ces derniers mois. En 2021, le CAC40 a réalisé 160 milliards d’euros de bénéfices, pulvérisant le record de 2007 (100 milliards). « Les bénéfices records, fièrement affichés par les entreprises, ont été vécus comme une véritable provocation, d’autant plus en période de crise sanitaire puis économique », atteste Joël Sohier, maître de conférences à l’université de Reims et auteur de Le syndicalisme en France (éd. Vuibert, 2010). Une colère qui se double d’un sentiment de légitimité : « Les salariés savent qu’ils peuvent obtenir satisfaction au vu des bons chiffres de leurs boîtes. La grève dure, preuve qu’ils savent qu’ils peuvent la gagner. Ils auraient déjà renoncé sinon ».

Mais pourquoi le mouvement s’arrêterait-il aux superprofits ? « Cela peut se généraliser, d’abord aux autres entreprises très bénéficiaires, puis à l’ensemble », estime Benjamin Morel, docteur en Sciences politiques à l’ENS. Car la vraie problématique n’est pas tant les superprofits que l’inflation. Dans sa demande de revalorisation salariale de 10 % , la CGT de TotalEnergies rattache « seulement » 3 % aux bénéfices du groupe, les autres 7 % visant à contrer la hausse des prix en France. « L’inflation est le vrai cœur des revendications, les bénéfices sont juste une motivation supplémentaire », ajoute Stéphane Sirot, historien et sociologue des grèves et du syndicalisme.

Débuts d’incendies

La quasi-totalité des travailleurs du pays est concernée par les problématiques d’inflation et de stagnation des salaires, et pourrait donc demander des comptes. Et Benjamin Morel de critiquer l’action gouvernementale : « Le moyen classique pour inciter à l’augmentation des salaires, c’est de toucher aux minima sociaux avec le smic et au point d’indice des fonctionnaires. Sur ces deux sujets, l’exécutif n’a fait que le minimum vital, ce qui fait que la pression reste importante. On pourrait rétorquer qu’augmenter les fonctionnaires creuserait la dette, ou que toutes les entreprises n’ont pas engrangé tant de profits, mais la question est si sensible que les salariés peuvent demander à l’Etat d’intervenir après des aides massives dans d’autres crises », poursuit le docteur.



En réalité, la propagation a déjà commencé, constate Stéphane Sirot : « Il y a une forte mobilisation sociale dans les entreprises depuis quelques mois, sachant que ces dernières années ont plutôt été marquées par une stagnation des conflits sociaux, particulièrement dans le privé ». Quelque chose se passe en France, confirme Joël Sohier : « Une kyrielle de grèves se développe, avec la demande générale d’une hausse des salaires en raison de l’inflation. » Avant les raffineries, citons entre autres les grèves à Carrefour, Sephora, dans le secteur de l’aérien…

Le gréviste TotalEnergies, « d’emmerdeur » à martyr ?

Ce qui se joue avec les raffineries n’est peut-être pas qu’une grève de plus. « Au vu de la médiatisation de l’affaire, due à ses conséquences concrètes, une victoire des grévistes serait vue comme un message pour tous les salariés de France : oui c’est possible, dans cette période difficile pour le pouvoir d’achat, d’obtenir gain de cause », poursuit Joël Sohier.

Et c’est d’ailleurs là que la CGT de TotalEnergies a commis, selon Benjamin Morel, une erreur : « Ils n’ont pas de suite jouer la carte collective : ''On fait grève pour un mouvement global sur les salaires''. S’ils l’avaient fait d’emblée, le gréviste de TotalEnergies ne serait plus vu comme l’emmerdeur qui empêche le plein d’essence, mais comme celui qui exerce sa capacité de blocage supérieure pour se battre au nom de tous », comme l’a notamment fait le secteur ferroviaire britannique.

Il n’est jamais trop tard pour changer de discours, appuie Rémi Bourguignon, professeur des universités à l'IAE Gustave Eiffel et spécialiste du dialogue social : « La visée de la CGT est un mouvement bien plus large. Ils n’ont pas choisi de commencer par les raffineries par hasard. C’est un lieu hautement symbolique avec les bénéfices records de TotalEnergies, où une victoire des salariés paraît légitime, voire naturelle. »

Les nouveaux « gilets jaunes » ?

Benjamin Morel reprend : « Cette inflation touche deux secteurs cruciaux : l’énergie, même si le gouvernement a fait beaucoup pour limiter les prix, et l’alimentation, un pan très sensible. Cela peut donner un phénomène massif organisé avec les syndicats, ou désorganisé comme les ''gilets jaunes'', qui avaient débuté avec le même postulat d’un frigo de plus en plus dur à remplir. »

Et le calendrier pourrait jouer un rôle : on entre dans une période d’élections professionnelles chez les syndicats et la fin d’année approche, « soit la période de la renégociation obligatoire des salaires dans les entreprises », rappelle Stéphane Sirot.

D’autant plus que « la contestation sociale a plutôt échoué ces dernières années, note Rémi Bourguignon. Il manque une grande victoire, qui pourrait en appeler d’autres ». Au point de mettre les géants pétroliers, mais aussi l’Etat, face à un dilemme : « Il serait complexe de refuser la demande, légitime, d’une hausse de salaire au vu des bénéfices. Cela pourrait mener à une explosion sociale. Mais si la demande est acceptée, cela pourrait propager le mouvement de manière exponentielle ». Les syndicats ont en tout cas engrangé une première victoire : ils ont repris la main.