Coronavirus : « Être réduite au silence, c’est très dur », confie Elisabeth, guide-conférencière au chômage
LE TRAVAIL EN CRISE (1/5)•« 20 Minutes » se penche sur les vies professionnelles bousculées par le Covid-19. Cette semaine, rencontre avec Elisabeth, guide-conférencière privée de revenus depuis le premier confinementNicolas Raffin
L'essentiel
- Depuis le début de l’épidémie en mars, le coronavirus a brusquement stoppé l’activité de secteurs entiers de l'économie.
- Certaines personnes ont perdu leur pouvoir d’achat, leur emploi ou leurs espoirs de trouver un premier contrat. 20 Minutes est allé à leur rencontre.
- Les guides-conférenciers, qui dépendent du tourisme, ont notamment pris la vague de plein fouet. Pour ce premier volet de notre série, Elisabeth, membre de cette profession, témoigne.
Elle sort son petit agenda et le feuillette. Les pages sont comme neuves. C’est normal, Elisabeth ne s’en est pas beaucoup servi ces derniers mois. Elle parcourt les semaines du doigt, s’arrête sur une date, le 26 février : « c’était mon dernier contrat ». Une « inspection », comme on dit dans le jargon des guides-conférenciers, le métier d’Elisabeth Guillerm. Ce jour-là, elle avait sillonné Paris pour préparer une future visite avec un client, une agence d’événementiel. Le musée d’Orsay, l’île de la Cité, le quartier Montorgueil. C’était avant, avant que le coronavirus ne s’insinue dans chaque vie et ne prive Elisabeth de son travail, pour la première fois depuis le début sa carrière, entamée en 1984.
Le confinement, le déconfinement, l’été, la rentrée, le couvre-feu, le reconfinement : huit mois ont passé, et l’agenda d’Elisabeth est resté désespérément vide. Attablée dans la cuisine de son appartement, elle développe : « Depuis ma dernière mission, je n’ai plus aucun revenu. Je n’ai même pas droit au RSA parce que mon mari, qui est intermittent, a des revenus qui dépassent de très peu le seuil requis ». La guide n’a pas non plus d’allocations-chômage, n'ayant pas pu travailler suffisament en 2019 pour pouvoir recharger ses droits : la réforme adoptée en 2019 exige maintenant six mois de travail sur deux ans (contre quatre mois auparavant) pour prétendre à une indemnité. La mesure a bien été suspendue en août, mais trop tard pour qu’Elisabeth puisse en bénéficier.
« J’essaie de me dire que j’ai beaucoup de chance »
Elle n’est pas la seule dans ce cas. Sur 10.000 guides-conférenciers recensés en France, une petite moitié (environ 4.000) enchaîne habituellement tant bien que mal les CDD d’usage (CDDU), avec un revenu moyen proche du salaire minimum. Par ailleurs, ne pouvant plus prétendre au statut d’intermittent – à qui Emmanuel Macron a accordé une « année blanche », sans perte de droits –, les guides comme Elisabeth sont nombreux à avoir été privés de ressources au moment du confinement. En effet, seuls ceux qui possèdent un statut d’auto-entrepreneur ont pu bénéficier des aides d’urgence mises en place par le gouvernement.
Elisabeth s’est retrouvée confrontée à cette réalité au moment de la journée du Patrimoine, fin septembre. Lorsqu’elle revoit ses collègues pour préparer une manifestation dans la capitale, elle est sous le choc : « Certains m’ont dit qu’ils mangeaient grâce aux bons alimentaires, d’autres qu’ils ne savaient plus comment faire avec leur loyer… ». Elle soupire. « J’essaie vraiment de me dire que j’ai beaucoup de chance. J’ai un toit, j’ai de quoi me nourrir ».
L’adieu aux livres
Pourtant, sa vie a bien changé depuis mars. « Dès le premier confinement, on a résilié tous nos abonnements, magazines et chaînes de télé. On va à l’essentiel : payer les charges de l’appartement, et se nourrir ». Avec un air amusé, elle montre ses cheveux impeccablement coiffés : « je n’ai plus les moyens d’aller chez le coiffeur, alors j’assume mes cheveux blancs ». En réalité, tout ça ne la dérange pas vraiment.
Le manque de nouveaux livres, en revanche, est plus dur à vivre. Elisabeth n’en a acheté aucun ces huit derniers mois, pour économiser. Elle a même commencé un tri pour en vendre certains, et a déjà rempli deux grands sacs de course qui attendent dans son salon. « C’est pour avoir un peu de liquidités et ne pas me dire que je dépends entièrement de mon mari ». Un crève-cœur pour elle, qui avait l’habitude de préparer ses visites en passant des heures et des heures plongée dans les ouvrages.
Le poids du silence
Comme les rendez-vous ont disparu de son agenda, Elisabeth a dû innover pour ne pas tourner en rond toute la journée. « Pendant le premier confinement, je préparais des visites fictives. Et avant le reconfinement d’octobre, je me baladais dans Paris en imaginant des circuits pour les futurs touristes. Je suis aussi retournée dans les musées, mais sans un groupe, c’est triste ». La guide parle beaucoup, et ce n’est pas un hasard : « Je n’ai pas fait ce métier pour gagner de l’argent, mais pour les rencontres et l’expérience humaine. Être réduite au silence, c’est très dur ».
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Alors elle préfère se projeter, pour ne pas rester engluée dans ce présent si angoissant qui lui met « un poids au pied » : « On réfléchit sérieusement à vendre l’appartement qu’on vient tout juste de rembourser. Si l’argent ne rentre plus, on sera obligés de partir de Paris. De toute façon, je ne peux pas rester là à ne rien faire. Je commence à envisager de reprendre un travail juste pour voir du monde, mais il faut être réaliste : à 59 ans, je n’arrive pas en tête de liste dans les recrutements. »