INTERVIEWSur les Gafa, la France peut-elle gagner son bras de fer ?

Taxe sur les Gafa : « Les Etats-Unis peuvent se permettre de déranger la France, mais pas les 27 Etats de l'Union européenne »

INTERVIEWPour Stéphanie Villers, économiste spécialiste du marché européen et international, l'obstination de la France sur la taxe Gafa s'explique par l'espoir qu'elle a de voir l'Europe la rejoindre dans ce combat
Jean-Loup Delmas

Propos recueillis par Jean-Loup Delmas

L'essentiel

  • Bruno Le Maire n’en démord pas. Malgré les menaces de taxation américaines sur les produits français, la taxe Gafa sera bel et bien mise en place.
  • Comment un pays comme la France, qui pèse bien peu face aux tout-puissants Etats-Unis, peut-il garder une telle obstination ?
  • Pour l’économiste Stéphanie Villers, la France compte surtout sur le soutien européen.

Difficile à imaginer pour une sixième puissance économique mondiale, mais la France se retrouve dans la posture de David contre Goliath au sujet de la taxe Gafa. Opposé au géant Américain, le petit Hexagone, bien seul, résiste encore et toujours… du moins pour le moment. Mais combien de temps la conviction de Bruno Le Maire, ministre de l’Economie française, suffira-t-elle ? Les Etats-Unis ne cessent de se dire contre cet impôt, et ont menacé lundi de taxer en retour à 100 % les produits de luxe français.

Ce mardi, Bruno Le Maire a qualifié « d’inacceptables » les menaces américaines. Le ministre de l’Economie avait déjà prévenu lundi que la France ne renoncerait « jamais » à sa taxe sur les Gafa et reproché aux Etats-Unis de ne plus vouloir d’un grand accord international sur la fiscalité du numérique. Pourquoi une telle abnégation dans un combat qui semble totalement déséquilibré ? Pour Stéphanie Villers, économiste spécialiste du marché européen et international, la France ne compte en réalité pas avancer seule.

La France peut-elle gagner la bataille des Gafa ?

Elle peut gagner la bataille mais ne peut pas gagner la guerre concernant les Gafa, en tout cas pas seule. Tout le projet français consiste dans le fait de mettre un pied dans la porte pour permettre une ouverture où ce sera à l’Europe de s’engouffrer. Le défi français est moins de résister aux Etats-Unis – c’est impossible seul – que de convaincre l’Europe de la rejoindre dans ce combat. C’est difficile au sein de l’Union Européenne d’imposer une nouvelle taxation : il faut l’unanimité des 28 – ou 27 après le départ du Royaume-Uni. Or, de nombreux pays profitent du système actuellement vu que ce sont eux qui accueillent les Gafa et leurs retombées : Irlande, Pays-Bas, Luxembourg… La France doit rassembler les Etats-membres européens, et à ce titre, se retrouver dans la situation du pays seul contre les Etats-Unis peut l’y aider.

Ce soutien des pays européens a-t-il de bonnes chances d’arriver ?

Ils seront forcés de s’aligner sur une taxation du numérique un jour ou l’autre de toute manière. Toute la stratégie de Donald Trump est de résumer ça à un conflit des Gafa contre la France, alors que l’Hexagone propose une taxe pour l’ensemble du numérique. Et ce problème concerne tous les pays, c’est loin d’être une obsession tricolore. Au niveau mondial, la fiscalité n’est pas adaptée au numérique et aux domaines de l’irrationnel. Le G20 – dont font partie les Etats-Unis – en a même convenu et a délégué à l’OCDE (l’Organisation de coopération et de développement économiques) la tâche de trouver un accord global. Donald Trump y était d’ailleurs favorable. Un monde où le marché traditionnel paie ses impôts et où le marché immatériel n’en paie pas n’est pas viable.

Pourquoi Donald Trump rétropédale-t-il ?

Aujourd’hui, Donald Trump est en campagne électorale et cherche à faire plaisir à tout le monde côté américain, notamment les Gafa, qu’il ne veut surtout pas se mettre encore plus à dos. Du coup, il reporte le débat de la taxation numérique et fait passer toute cette question pour un conflit français. Mais l’Union Européenne n’est pas dupe de son jeu, et l’économie mondiale ne peut s’adapter sans cesse à l’agenda du président américain.

En attendant, les Etats-Unis menacent la France de représailles. Le pays peut-il tenir face à ce géant économique ?

Il est certain que nous n’avons aucune chance seuls face aux Américains. La France est un nain économiquement à côté d’eux, mais c’est un nain au milieu d’un géant, l’Union Européenne. Les Etats-Unis peuvent se permettre de déranger la France, mais pas les 27 : un marché de 500 millions de consommateurs et un partenaire économique indispensable. Quand les Etats-Unis avaient menacé de surtaxer les voitures allemandes, toute l’Union Européenne avait réagi d’une seule voix, et les Américains s’étaient ravisés. C'est cette réaction qu'appelle Bruno Le Maire de ses voeux. Et c’est cette réaction – ou son absence – qui décidera de l’issu de ce conflit.