A bord d’un chalutier ou du Transsibérien... Pourquoi ils composent dans des lieux improbables
MUSIQUE•Molécule a composé un album à bord d’un chalutier, Yann Tiersen dans onze lieux précis de l’île d’Ouessant, Thylacine à bord du Transsibérien…Benjamin Chapon
Il y a eu l’âge d’or des home studios. La technologie permet depuis plusieurs années de composer et enregistrer des albums de musique électro Pourquoi payer un studio hors de prix et se contraindre à des horaires de bureau quand on peut composer ?
Naturellement, certains artistes ont imaginé l’exact contrepoint à cette tendance lourde. Parmi les musiciens ayant renoncé au confort, Molécule fait figure de champion. Romain Delahaye, pour l’état civil, était un compositeur electro dub lambda quand lui vint l’envie et d’y enregistrer son prochain album.
C’était en 2014. Aujourd’hui, il joue encore sur scène ces compositions marines. pour un show immersif avec vidéos à 360°. « Deux ans après, c’est devenu un projet tentaculaire avec beaucoup de déclinaisons, et que je défends sur scène, explique Molécule. Cette expérience a tout changé dans ma façon de faire de la musique. La notion de doute est devenue primordiale dans ma façon d’aborder la création. »
Casser le train-train de la composition
« Cette expérience m’a permis de composer en fonction de mes émotions, de mes peurs. Et pas en fonction de l’air du temps ou d’une lubie, analyse Molécule avec le recul. Ça m’a vraiment connecté avec moi-même. Il y avait la solitude, la peur, aucune escale prévue, des tempêtes incroyables… La musique était une béquille pour tenir le coup. »
a connu une expérience similaire, et est sorti de l’ombre en même temps que de son studio d’adolescent après avoir composé , le bien nommé Transsiberian. Depuis, le compositeur angevin est devenu une star que tout le monde s’arrache. Début octobre à Paris, son live sur l’île Saint-Germain . De son expérience transsibérienne, le musicien a cependant retiré autre chose qu’une notoriété et les bienfaits d’une expérience humaine durant laquelle il a dû remettre en question ses habitudes de composition.
Comme Molécule, Thylacine s’était astreint à des règles strictes de composition et d’enregistrement à bord du train. Yann Tiersen pour sa part a , un retour à la forme du piano solo intitulé Eusa, intégralement sur l’île d’Ouessant où il réside entre deux tournées depuis plus de dix ans. Cependant, le musicien est sorti de son studio insulaire pour composer ces mélodies. « Le projet de départ consistait en une cartographie de lieux de l’île que j’aimais et qui m’inspiraient. Je devais associer des sons enregistrés sur place, une localisation GPS et des images. » Finalement, par une succession de hasards et opportunités, , le projet est devenu un album en bonne et due forme intégralement composé à partir de sons enregistrés en extérieur, dans onze lieux de l’île d’Ouessant.
Agrémenté de rares paroles en breton, Eusa est une incarnation en musique des émotions que le musicien a ressenties sur l’île. Yann Tiersen refuse de penser que les sons de la nature sont, , « du moins pas plus que les effets de lumière sur l’océan ne le sont. » Et pourtant, ces musiques n’auraient pas pu naître ailleurs et sont directement inspirées de sons que le musicien faisait résonner dans son studio pendant ses séances de travail.
Molécule est d’accord pour dire que les émotions comptent plus que les sons quand il s’agit d’imaginer des morceaux. « Les bruits de l’océan qui fait craquer la coque métallique du bateau pendant une tempête, c’est fort. Mais ce son-là, je l’ai transformé pour qu’il dise une histoire faite de peur, de doute, mais aussi d’apaisement. »
Un peu à la manière de Yann Tiersen avec Ouessant, Olafur Arnalds a lui aussi fabriqué son dernier album en connexion avec un territoire. Le musicien islandais a composé, enregistré et mis en image une chanson par semaine pendant un voyage de deux mois à travers son pays. Chaque chanson est donc associée à un endroit de l’île., chacun de ces clips a été diffusé sur Internet. Même s’il avait, dans un coin de sa tête, l’envie de promouvoir la musique islandaise au sens large, Olafur Arnalds voulait surtout éprouver une nouvelle manière de composer, avec une prise de risque technique et un cahier des charges contraignant.
Une expérience unique, des rendus multiples
« La contrainte forge la musique dans le bon sens du terme, selon Molécule. Pour moi, le dogme était de tout composer, enregistré et mixé sur le bateau. Je suis parti de rien et je n’ai plus touché aux morceaux une fois revenu. Je ne voulais pas lisser le projet. Sur le bateau, je me suis coupé de mes racines musicales, je me suis réinitialisé. »
La contrainte aura été moins forte pour Olafur Arnalds et Yann Tiersen qui, l’un comme l’autre, ont profité des installations de studios professionnels pour enregistrer la version finale des morceaux. Yann Tiersen a même eu l’occasion unique d’enregistrer dans le studio 1 d’Abbey Road, à Londres, celui-là même qu’utilisaient les Beatles. Thylacine pour sa part a enregistré l’essentiel de son album, et même plus, à bord du train, mais a monté et retouché les productions brutes avant de les restituer sur l’album.
Ces musiciens ont également en commun de ne pas s’être arrêtés à la production d’un album seul. Que ce soit sur scène, au travers de films expérimentaux ou d’expositions photos, tous ont cherché à faire revivre leurs expériences sur plusieurs supports. Pour Olafur Arnalds et Yann Tiersen, l’album est même une conséquence non planifiée de leur expérience de composition. Thylacine a réalisé un film qui raconte de manière très intime son périple sibérien.
Que ce soit un territoire complètement inconnu, pour Thylacine et Molécule, ou familier, pour Yann Tiersen et Olafur Arnalds, ces expériences ont permis aux musiciens de découvrir des lieux et des gens d’une manière unique. Yann Tiersen, pourtant Ouessantin depuis 13 ans (il y a composé son album Le Phare dès 1998), a redécouvert les lieux visités. Sa meilleure connaissance de la langue bretonne lui a aussi permis de comprendre la signification de la toponymie. Molécule, lui, avait une connaissance assez limitée du monde de la mer : « J’ai des origines bretonnes, j’ai toujours été un peu fasciné par l’horizon et j’avais eu quelques petites expériences de voile. Mais avant cette expérience, je n’avais pas de relation intime avec la mer. Bien sûr, c’est un élément très inspirant. J’avais surtout des fantasmes. »
Le jeune Thylacine reconnaît avoir découvert autre chose que des paysages à bord du Transsibérien et a tenu à retourner en Russie à la rencontre de personnes croisées à bord du train et en gares pour leur donner l’album une fois achevé.
Bouleversés à jamais par leurs expériences, ces musiciens n’envisagent plus la création comme avant. « J’ai été approché par une compagnie aérienne pour une expérience de composition à bord d’un avion pendant un tour du monde, raconte Molécule. Je n’ai aucune idée de ce que je vais créer. Peut-être rien… Je ne veux pas produire à la demande. »