Jeux en société (1/5)Jouer, c’est bien, à deux, c’est mieux… Mais pourquoi ?

Pourquoi les jeux à deux remportent toujours la partie

Jeux en société (1/5)« District noir », un jeu à deux, fait partie des trois nommés pour recevoir l’As d’or à Cannes au Festival international des jeux
Benjamin Chapon

Benjamin Chapon

L'essentiel

  • Le Festival international des jeux se tient à Cannes de vendredi à dimanche dans un contexte de succès populaire croissant pour le secteur du jeu de société.
  • A cette occasion, 20 Minutes consacre une série d’articles sur le monde du jeu et les questions qui l’animent.
  • Aujourd’hui, nous nous penchons sur le triomphe des jeux à deux, qui s’est confirmé en 2022 après s’être accentué avec les confinements.

«Ma femme me le demande tous les jours, vous en recevez quand ? » De quoi peut bien parler cet homme paniqué ? D’un jeu. Plus précisément Tokaïdo Duo. « On a des clients qui passent nous le demander chaque jour mais il était en rupture de stock. Là c’est bon, il est de retour. » Le succès de Tokaïdo Duo est symptomatique d’une tendance plus large dans le monde ludique : le triomphe des jeux à deux.

Autre indice de cette tendance, District Noir fait partie des trois nommés à l’As d’or, décerné au Festival international des jeux de Cannes. Et il s’agit d’un jeu à deux. « Il y avait beaucoup d’autres jeux à deux parmi les présélectionnés, confie Cynthia Reberac, commissaire générale du festival. Avant, il y avait déjà des jeux à deux mais en magasin et dans les festivals, c’était un peu considéré comme un handicap de ne pouvoir être joué QUE à deux. Depuis le confinement c’est devenu un élément de vente. Les éditeurs mettent des autocollants "jeu à deux", il y a des espaces dédiés en boutique… »

Des couples qui découvrent le jeu à deux

« Franchement, être nommés pour l’As d’or, on n’y croyait pas du tout, confie Mathias Guillaud, cofondateur de Spiral Editions, éditeur de District Noir. 2022 a été une année folle pour les jeux à deux et on est hyper fiers d’être dans cette sélection, surtout dans la catégorie Tout Public. »

Le jeune éditeur (District Noir est leur premier jeu) mais « vieux » joueur a constaté l’essor des jeux à deux ces dernières années. « J’étais vendeur de jeu il y a quinze ans, et le rayon des jeux à deux existait déjà. Il y avait Mister Jack, Catan à deux… Les gens nous en demandaient, ça a toujours été identifié. Mais le succès colossal de 7 Wonders Duel a changé les choses. A partir de là, on a su qu’il y avait un gros marché potentiel. Puis il y a eu le confinement… »

Pendant et après le confinement, le secteur du jeu de société a connu un boom, et particulièrement les jeux à deux. « 59 % des personnes qui ont découvert le jeu de société pendant le confinement ont continué à jouer et à acheter des jeux, explique Cynthia Reberac. Or, les gens ont beaucoup été confinés en couple. Donc, parmi les nouveaux joueurs, il y a beaucoup de couples de joueurs… »

Un classique ludique

Pour autant, Mathias Guillaud nie avoir tenté de surfer sur une tendance avec District Noir. « On a surtout eu un coup de cœur pour ce jeu. On a mis du temps à choisir notre premier jeu. On n’allait pas se lancer sur un énorme jeu très cher avec plein de figurines, on voulait un jeu facile à produire. Mais c’est vrai qu’en tant que joueur, on aime bien les jeux à deux… »

Et cette idée se confirme parmi les communautés de « gros » joueurs. Les jeux à deux sont souvent les meilleurs jeux. Pourquoi ? Pour répondre à cette question, le mieux est encore de se tourner vers le pape du jeu à deux, Bruno Cathala, auteur de 7 Wonders Duel mais aussi de nombreux autres jeux à deux aux succès colossaux, dont Splendor Duel, sorti en 2022, et qui est variation à deux d’un classique du jeu de société.

La contamination virale

« Je ne fais pas que ça mais j’ai toujours créé des jeux à deux, j’ai une appétence et une facilité pour ça, raconte Bruno Cathala. J’imagine que c’est une question de connexions neuronales. Moi je suis un enfant des jeux classiques à deux : les échecs, le jeu de go, Othello… » L’auteur a aussi constaté que l’accueil fait aux jeux à deux a changé ces dernières années.

« Il y a vingt ans les éditeurs me disaient : "Il est sympa ton jeu à deux mais il ne se vendra pas." On est dans un loisir qui fonctionne sur le principe de la contamination virale. On va acheter un jeu parce que quelqu’un nous en a parlé ou nous y a fait jouer. Or, avec un jeu à deux, on contamine moins de gens, il va rester dans le cercle du couple. »

Outre le confinement, Bruno Cathala estime que c’est la nature même des jeux à deux qui fait leur succès actuel. « Pour adapter Splendor en mode duel, j’ai eu l’idée de ce plateau sur lequel seraient installées les gemmes à collecter. Je voulais que ça génère une tension., avec le plateau qui va se vider petit à petit… »

Tu perds, je gagne

Tout comme les classiques de notre enfance - la bataille navale, Puissance 4 ou Qui Est-Ce ? -, les jeux à deux d’aujourd’hui sont des jeux tendus. « Un jeu à deux est plus agressif, ce sont toujours des jeux d’affrontement, se réjouit Bruno Cathala. Il y a des joueurs qui n’aiment pas quand ça fight. Parce qu’à deux, on s’attaque, on se vole des cartes, on se détruit des ressources… On a des ressorts ludiques qui sont insupportables pour certains. »

A l’inverse, à deux, on n’a qu’un adversaire. Et on évite les débats sans fin du style « Pourquoi tu m’attaques moi et pas elle », les alliances de circonstance autour d’une table, les « tous contre un »… En tout cas, Bruno Cathala en est sûr, « c’est plus facile pour moi de faire de bons jeux à deux ». Mais c’est quoi un bon jeu ?



« D’abord il faut que la règle soit simple et sans ambiguïté, mais qu’il y ait des dilemmes permanents, et qu’on ne soit jamais enfermé dans un système. Et surtout, à la fin d’un bon jeu, quand tu as gagné, tu sens que tu as été plus malin. Et quand tu as perdu, tu te dis que l’autre a eu juste un peu plus de chance… »

Les gros jeux se jouent mieux à deux

Mathias Guillaud voit un dernier argument en faveur des jeux à deux. « Il y a beaucoup des très bons jeux prévus pour des tables de quatre joueurs et plus mais qui tournent très bien, et même parfois mieux, à deux. Par exemple, Les aventuriers du rail, ou alors Wingspan… Pour ces gros jeux, attendre son tour est parfois ennuyeux. Et à plus de trois, on joue un peu chacun dans son coin. Alors qu’à deux, on joue plus vite et on peut essayer d’embêter l’adversaire, il n’y a qu’une personne à abattre ! »

Ainsi, né dans l’intimité de couples en confinement, le triomphe des jeux à deux pourrait bientôt être la source de nombreux divorces…