INTERVIEWAmy Reed: «Nous ne devons pas être complices de notre propre oppression»

Amy Reed: «Nous ne devons pas être complices de notre propre oppression» clame l'auteur de «Nous les filles de nulle part»

INTERVIEWAvec son roman « Nous les filles de nulle part », écrit avant l’affaire Weinstein, Amy Reed invite les jeunes filles à s’unir contre le sexisme ambiant… « 20Minutes » l’a interviewée pour sa sortie française.
Caroline Delabroy

Caroline Delabroy

C’est un livre coup de poing, un appel à la mobilisation féminine qui fait écho aux Etats-Unis à #MeToo et, en France, à la « contre tribune des 1000 », pétition lancée par deux lycéennes en réaction à la tribune signée par Catherine Deneuve sur la liberté d’importunité. Nous les filles de nulle part, paru chez Albin Michel, se passe en Oregon, aux Etats-Unis. Ce roman raconte comment trois copines à la marge, Grace, Erin et Rosina, vont combattre le silence autour du viol de Lucy, leur camarade contrainte de quitter la ville, et mettre fin à la violence exercée en toute impunité par un groupe de garçons, les stars de l’équipe de football du lycée.

L’auteure Amy Reed a écrit ce texte suite à l’affaire Brock Turner, un jeune athlète de la prestigieuse université Stanford condamné à six mois de prison pour le viol d’une étudiante inconsciente. Très imprégné de culture américaine, ce roman ado traverse sans mal l’Atlantique tant il parle avec justesse du viol, de la zone grise du consentement, mais aussi de sexualité féminine et de plaisir. Car pour faire entendre leur colère, les « filles de nulle part » organisent des réunions clandestines, auxquelles les filles les plus populaires finissent par participer. La parole se libère, en même temps que la prise de conscience collective et la volonté de changer les choses. Jusqu’à faire tomber les coupables ?

Mis à part l’affaire Brock Truner, qu’est-ce qui a déclenché l’écriture de ce roman ?

Amy Reed : L’idée est née en 2015 peu de temps après avoir lu deux incroyables romans jeunesse sur la culture du viol, The Way I Used to Be d’Amber Smith et All the Rage de Courtney Summers. Je travaillais à guérir mon propre traumatisme. Je pensais à toutes ces histoires lues aussi dans les médias et à ces vies, et ce qu’elles avaient en commun étaient que les filles étaient seules. Personne ne les a crues, personne ne s’est mobilisé pour elles. Les institutions censées les protéger ont perpétué leur traumatisme et les ont jugées. Je voulais écrire un livre pour combattre ce système, un livre sur de jeunes femmes reprenant leur pouvoir et créant leur propre système pour se soutenir mutuellement.

Qu’est-ce que « la culture du viol » dont vous parlez ?

C’est la façon dont notre culture normalise la violence sexuelle et blâme souvent davantage les victimes que les auteurs de violences sexuelles. La culture du viol, c’est ne pas enseigner aux garçons que le consentement devrait être enthousiaste et non pas contraint, ce sont les femmes et les filles qui ont toujours peur. C’est notre société qui accepte tout cela comme étant normal et ne fait rien pour changer les choses.

Fallait-il que la prise de conscience vienne de jeunes filles « à la marge » ?

Il était primordial pour moi que les personnages principaux soient d’origines diverses. La culture du viol concerne toutes les femmes, et elle recoupe de nombreuses autres formes d’oppressions comme le racisme, l’ homophobie et la discrimination envers les handicapés, auxquels font face Grace, Erin et Rosina. Je voulais que les leaders du mouvement soient des personnes à la marge car, d’après mon expérience, ce sont souvent les outsiders qui ont le plus de clairvoyance pour voir et combattre les structures de pouvoir dominantes. Je voulais aussi montrer que même les plus démunis ont un immense potentiel pour créer d’énormes changements.

Avant #MeToo, vous mettez en scène un groupe de parole obligé de se réunir clandestinement. Comment avez-vous vécu cette libération de la parole des femmes ?

J’ai écrit ce livre parce que j’en ressentais le besoin. Je n’avais aucune idée que le timing serait celui-là. Mais je pense qu’une prise de conscience collective est en marche, que beaucoup de femmes réalisent ce que j’ai fait en travaillant sur ce livre, à savoir que nous ne devons pas être complices de notre propre oppression. Nous unir et travailler ensemble pour créer le changement est notre plus grand pouvoir. Je suis convaincue que ce mouvement ne fait que commencer et qu’il va créer des changements profonds et durables dans notre société. J’ai en tout cas l’espoir.

Que dit votre roman de la sexualité des jeunes filles aujourd’hui ?

Je veux que les filles se sentent libres dans leur corps, leur esprit et leur cœur. Je voudrais qu’elles se voient d’abord à travers leur propre regard, et non à travers le désir et le jugement des hommes. Je voudrais qu’elles considèrent le sexe comme un choix pour elles-mêmes, et non parce qu’elles se sentent sous pression ou pensent qu’elles n’ont pas le choix. Mettre fin à la culture du viol ne consiste pas seulement à apprendre aux filles à dire non. Il s’agit aussi de leur apprendre à se faire confiance pour savoir quand il est juste de dire oui. C’est enseigner aux filles qu’elles ont autant droit au plaisir que les garçons.

Nous les filles de nulle part, d’Amy Reed (Albin Michel), 544 pages, 16,90 €. À partir de 15 ans.