Bettina Rheims: «Les gens n'ont pas envie de penser qu'une femme peut être une criminelle»
PHOTOS•Bettina Rheims expose actuellement à la Sainte-Chapelle du château de Vincennes des portraits de femmes incarcérées…Propos recueillis par Emma Ferrand
Elle a photographié les plus grands, Catherine Deneuve, Monica Bellucci ou encore Jacques Chirac. Bettina Rheims est devenue l’icône de la photographie en France depuis les années 80. Depuis le 9 février et jusqu’au 30 avril prochain*, le Centre des monuments nationaux propose une visite de la nouvelle exposition de la photographe, intitulée « Détenues », à la Sainte-Chapelle de Vincennes. L’artiste Bettina Rheims a mis en lumière les visages de femmes incarcérées dans 4 prisons de France. Un ouvrage éponyme a également été publié. Au tour de 20 Minutes de braquer les flashs sur la photographe.
Comment vous est venue l’idée de photographier des femmes détenues ?
C’est une conversation que j’avais depuis plusieurs années avec Robert Badinter, qui régulièrement me disait que je devrais aller m’intéresser aux détenues. En France, la condition de détention des femmes est extrêmement difficile, personne ne s’intéressait à elles, elles étaient oubliées. Année après année, je lui disais « un jour j’irai ». Et une fois je n’avais pas de projet en cours et j’ai écrit une lettre à l’administration pénitentiaire. La directrice a compris l’intérêt de ce que je voulais faire.
Comment avez-vous gagné la confiance de ces femmes ?
Je suis d’abord allée les voir une première fois. Elles se sont inscrites pour venir voir mon travail. Dans 4 prisons différentes, à Lyon Corbas, Rennes, Roanne et Poitiers Vivonne, j’ai tenu des sortes de « classes », et je leur ai expliqué ce que je voulais faire. J’ai écouté et entendu leurs remarques, leurs demandes, leurs besoins. Et quand je suis partie, 65 d’entre elles ont signé un contrat disant qu’elles étaient d’accord pour faire ces images pendant l’hiver 2014 et leur accrochage dans une exposition. J’en ai perdu en route, soit parce que le juge d’application des peines ne les a pas autorisées, soit parce qu’elles ont changé d’avis, soit parce qu’elles acceptaient de poser, mais pas que leurs photos soient publiées, mais ce n’était pas le jeu. On n’a pas l’habitude de voir les détenues à visage découvert. Les gens n’ont pas envie de penser qu’une femme peut être une criminelle. Elles sont mises à l’écart dans la société et l’objectif était de les montrer, de les rendre ordinaires en les photographiant sur un fond blanc. Sur les images il n’y a pas de barreaux, il n’y a pas de cellules. Je leur avais dit « je ne peux pas vous ouvrir la porte, vous avez été jugées et cela ne m’intéresse pas ce que vous avez fait. Mais je peux vous ouvrir une petite fenêtre, comme si vous vous évadiez ». Et sur certaines photos, on a l’impression qu’elles regardent par la fenêtre.
Quelle a été leur réaction lorsqu’elles ont vu les photos ?
Je leur ai envoyé les photos. Je n’étais donc pas là quand elles ont ouvert l’enveloppe. J’ai reçu quelques lettres dans lesquelles certaines me remerciaient. Une ou deux femmes m’ont dit « on a l’air tristes ». C’est vrai, mais elles sont tristes. On avait apporté de quoi les préparer, les coiffer, les maquiller, les habiller. Certaines n’en ont pas voulu car elles trouvent que le maquillage est utilisé quand on est heureux, quand on fait la fête, ce qui n’est pas leur cas. Je voulais leur redonner cette estime. L’une d’elles m’a dit « je serai heureuse quand je pourrai ouvrir et fermer une porte moi-même ».
Y a-t-il un lien entre la liberté de parole qui croît depuis les affaires Weinstein et BalanceTonPorc, et votre travail ?
Cette exposition est ancrée dans l’actualité concernant la situation des prisons. Mais la plupart de ces femmes ont été amenées là à cause de violences. On sent que ça dérape très vite, avec leurs pères, leurs conjoints. Elles sont marquées d’une façon ou d’une autre par la violence des hommes.
Vous avez aussi travaillé avec des Femen. Pourquoi avez-vous souhaité les photographier ?
Je les ai d’abord rencontrées à la télévision. On les voit quelques secondes à chaque fois, et je me suis rendu compte qu’elles étaient très articulées, que leur corps était un outil politique. J’avais envie de voir qui sont ses femmes et je crois que les gens aussi. Je leur ai donné un visage et la possibilité d’être vues dans un champ artistique, et non pas politique.
Avec ces deux expositions, celle des Femen et celle des détenues, considérez-vous que la place de la femme dans la société aujourd’hui a évolué ?
La place de la femme évolue, mais pas assez vite. Ça va prendre encore du temps. Je pense que tout démarre au moment de l’éducation, à l’école. Il faudrait apprendre aux petites filles à se défendre, à dire « non » aux copains qui les embêtent dans la cour de récréation. A dire « oui » quand on veut, mais à dire « non » sans avoir peur d’être nul. Je suis favorable à ce qui se passe en ce moment et j’espère que cela va aider à ce que les choses changent, mais la limite c’est la délation. Ce mouvement sur les réseaux sociaux, ça me met mal à l’aise. Dans le cas de Woody Allen, par exemple.
Est-ce que le fait que vous soyez une femme fait que vous aimiez autant photographier les femmes ?
J’ai passé ma vie à photographier les femmes. Avec elles, j’arrive à établir une relation d’intimité, de sororité parfois. Je sais comment fonctionne une femme, j’en suis une. Je suis plus à l’aise avec elles, qui sont mes amies, mes sœurs, mes semblables. Je ne ferai jamais à une femme quelque chose que je n’aurais pas envie qu’on me fasse.
Pour vous, c’est quoi le féminisme ?
C’est se soutenir, c’est cette sororité, cette entre-aide entre les femmes, ne jamais se lâcher. Quand on peut choisir entre un garçon et une fille qui ont le même talent, je prends la fille. Je ne suis pas une militante active, même si je pense que mon travail est féministe. Mon féminisme est dans mes photos. Moi j’ai plus de 60 ans, quand j’en avais 20 j’ai connu les premiers avortements, on pensait que les choses étaient réglées, que les femmes avaient les mêmes droits que les hommes. On pensait qu’un jour une femme serait présidente de la République. Cela faisait partie de l’Histoire, on irait de l’avant.
Vous avez photographié Barbara, Mylène Farmer, Charlotte Rampling, etc. Est-ce que vous préférez travailler avec des célébrités ou avec des visages inconnus ?
Tout dépend du projet. J’adore travailler avec des célébrités. C’est aussi passionnant, aussi difficile. Ce sont d’autres enjeux, d’autres manières de procéder. Je ne suis pas contre aller faire une série de mode, qui peut paraître futile, mais qui est importante. Tout ce que je fais m’amuse, sinon je ne le ferais pas.
* L’exposition « Détenues » sera transférée du 1er juin au 4 novembre 2018 au château de Cadillac, près de Bordeaux.