Eurovision: Pourquoi ajouter de l'anglais à la chanson de la France serait une fausse bonne idée
MUSIQUE•Certains suggèrent que « Mercy » aurait plus de chances à l’Eurovision si elle était interprétée en anglais. Voici pourquoi ils n’ont pas forcément raison…Fabien Randanne
C’est quasiment tous les ans la même chose : il y a toujours quelqu’un pour ramener la question de la langue au sujet de la chanson représentant la France à l’Eurovision. En 2008, Sébastien Tellier avait dû in extremis ajouter quelques mots en français dans sa chanson Divine, écrite en anglais, après qu’un député UMP, François-Michel Gonnot, est monté au créneau « choqué » de ce prétendu « mauvais signe adressé à toute la communauté francophone ».
En 2016, le secrétaire d’Etat à la francophonie, André Vallini, s’émouvait que « la langue française baisse pavillon » en jugeant que J’ai cherché, la chanson d’Amir dont les couplets étaient dès le départ en français et le refrain en anglais, était « un choix consternant et inacceptable ». L’an passé, Alma avait dans la dernière ligne droite choisi d’ajouter de l’anglais à Requiem en espérant « séduire le public le plus large possible ». Là encore, André Vallini y était allé de son tweet indigné.
Cette année, il n’a pas fallu attendre une demi-heure pour qu’il soit demandé au duo Madame Monsieur, lors de la conférence de presse suivant leur victoire à Destination Eurovision samedi, s’il envisageait d’insérer des paroles dans la langue de Shakespeare à leur morceau Mercy en vue de l’Eurovision. « On va voir avec l’équipe. En anglais, notre chanson perdrait peut-être de sa force, a répondu la chanteuse Emilie Satt. Mercy, c’est un mot universel. "Je m’appelle Mercy", tout le monde comprend. »
Ce lundi dans C à Vous sur France 5, le sujet a de nouveau été abordé. « On va y réfléchir. Je pense qu’on peut ressentir l’émotion de cette chanson même sans avoir le sens entier de ce qu’elle raconte. On peut aussi être touché par la mélodie », a glissé Jean-Karl Lucas, l’autre moitié du duo. Sa partenaire a quant à elle rappelé que leur chanson parle de l’histoire réelle d’une enfant née sur un bateau venant au secours de migrants : « Mercy, c’est le prénom qui a été donné à ce bébé. Et ça, ça se ressent malgré tout. »
Il nous semble comprendre, au regard de ces réponses, que le duo Madame Monsieur n’est pas vraiment partant pour modifier à ce point sa chanson. Et il a raison pour plusieurs raisons :
- Parce que l’anglais n’est pas forcément la langue de la victoire. En se penchant sur le palmarès récent, on se rend certes compte que les chansons gagnantes sont majoritairement en anglais. Mais la dernière en date, Amar Pelos Dois, était intégralement en portugais, et celle qui l’a précédée, 1944 de l’Ukrainienne Jamala, incluait du tatar de Crimée. On constate aussi que l’Italie, depuis son retour dans la compétition en 2011, s’est classée cinq fois dans le Top 10 en sept éditions en ne chantant qu’en italien. Preuve qu’une chanson a les moyens de transcender les barrières linguistiques et qu’un morceau réussi parvient à transmettre des émotions, car c’est aussi cela l’universalité de la musique.
- Parce que c’est casse-gueule. On essaye ainsi encore de décrypter ce qu’a bien pu chanter la candidate lituanienne de l’an passé, éliminée en demi-finale. Plus sérieusement, quand Alma a consenti à chanter son Requiem en partie en anglais, elle arguait : « C’est une compétition internationale et c’est bien qu’une personne qui ne parle pas français ait une idée de quoi parle la chanson. » Bien vu. Hélas, une fois cette version Eurovision révélée, une grande partie du public étranger a déchanté, estimant que la partie anglophone « gâchait » le morceau.
Alma a finalement offert une douzième place à la France, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’elle aurait pu grappiller quelques places si elle n’avait touché à rien.
- Parce qu’il est possible de faire comprendre le sens d’une chanson autrement. D’ici à l’ouverture de la compétition en mai prochain, le duo Madame Monsieur va devoir « vendre » sa chanson à l’international. Il participera sans doute à certains concerts réunissant des candidats à Londres, Amsterdam et Tel Aviv. Autant de rendez-vous pré-Eurovision bien établis dans l’agenda des fans. Peut-être ira-t-il aussi se produire lors d’autres sélections nationales, comme l’avait fait Alma l’an passé dans le télécrochet ukrainien désignant le candidat local. Et puis, Emilie Satt et Jean-Karl Lucas ont tout à gagner en jouant la carte des réseaux sociaux et de la viralité. Rien ne les empêche de mettre en ligne une version en anglais, en italien ou en allemand (langue que la chanteuse parle couramment) de Mercy afin de familiariser les oreilles non-francophones au thème de son morceau. Un peu comme s’était amusé à le faire Amir avec une reprise en espagnol de son morceau.
La mise en scène présentée à l’Eurovision aura aussi son importance : le plateau sera gigantesque et le duo à trois bons mois pour réfléchir à une scénographie efficace. Ils peuvent laisser leur musique et leurs voix parler d’elles-mêmes, mais aussi tabler sur des jeux de lumière ou des mouvements de caméras pour accentuer leur message. Et cela, sans renoncer à la sobriété qui leur tient tant à cœur.