Björk nous donne trois conseils pour essayer de comprendre ses chansons
CULTE•L'artiste islandaise, qui entame la quarantième année de sa carrière, a répondu en exclusivité aux questions de « 20 Minutes » à Montréal, à l'occasion d'une exposition de ses clips en réalité virtuelle...Benjamin Chapon
C’est à une rencontre exceptionnelle que la chanteuse islandaise a convié une poignée de journaux internationaux, dont 20 Minutes, la semaine dernière à Montréal, en marge d’une conférence devant les jeunes musiciens de et de qui présente des vidéoclips en réalité virtuelle de chansons de son dernier album, Vulnicura.
Qu’on y soit tour à tour immergé dans l’intérieur de sa bouche, , dans un trou de ver de terre géant ou sur une planète imaginaire jaune et rose, ces vidéos laissent songeur. Mais qu’a-t-elle en tête quand elle se met en scène en extraterrestre violet évanescent avec une sorte de vagin ventral qui crache des serpents de lumières ? « C’est très simple, répond-elle avec ce mélange d’assurance et de timidité qui la caractérise. Dans cette vidéo, le spectateur est au centre, il est en moi. Le spectateur assiste au passage de cet autre moi, une version douloureuse et maternelle de moi. . J’y fais le deuil de la vie de famille que j’imaginais. »
C’est clair ? Non ? Qu’importe, la difficulté n’effraye pas ses millions de fans fidèles. , ses albums récents se vendent très bien et . Certains critiques l’élèvent même aujourd’hui pour ses prises de risque artistiques et l’étendue de son champ d’action. Björk attire à elle la crème des artistes visuels, vidéastes ou chorégraphes.
Mais comme elle a su rester simple, Björk accepte de nous donner quand même trois conseils pour percer les mystères de son œuvre.
Avoir confiance dans ses sentiments
« Créer, c’est se mettre en question, interroger sans cesse ses sentiments, explique la chanteuse qui entre dans la quarantième année de sa carrière (elle a sorti , à l’âge de 12 ans, en novembre 1977). Mais pour créer, il faut savoir s’écouter. Etre impulsif plutôt que cérébral, c’est être mature en tant que musicien. Il ne faut pas avoir peur de suivre sa voie. » C’est ainsi que Björk s’est lancée dans la conception d’albums de plus en plus expérimentaux. Vulnicura, le dernier en date, est ainsi un hymne au deuil et à la douleur de la perte. Loin, bien loin, des tubes pop des solos de la chanteuse adulte : Debut, Post et Homogenic.
Ravie de pouvoir présenter au travers les vidéoclips en réalité virtuelle de l’exposition Björk Digital (après Sydney, Tokyo, Londres, Reykjavik et Montréal, elle pourrait venir à Paris en 2017), la chanteuse refuse de considérer que son œuvre est devenue moins accessible. « Il y a toujours eu des sous-textes à mes chansons dont les gens n’avaient pas forcément conscience. Par exemple, personne ne savait que Homogenic était un album sur ma position d’Islandaise installée à Londres, sur la beauté et la dureté, la violence de cette île. Peu importe, les gens ont ressenti quelque chose. Vulnicura est un album composé après une rupture douloureuse et 13 ans de vie commune. Que l’on soit au courant ou non de cela, on peut ressentir la douleur dans les chansons, et le processus d’auto-guérison par la musique. »
Savoir être « bête »
La chanteuse nie le devoir d’explications de ses œuvres. Tout comme elle se dit « bestiale » dans son approche instinctive de la vie (), Björk conseille à ses auditeurs de s’en tenir à leur instinct et ne pas trop intellectualiser. « Ma musique est physique, émotionnelle. J’espère, même, spirituelle, quand je fais les choses bien, mais pas intellectuelle. Pour moi, le message de chaque clip est très simple, il suffit de ressentir. C’est pour ça que je suis venue à la pop, qui permet de sortir de sa tête et d’écouter ses sensations, de s’abandonner à la passion . Je ne veux pas donner d’explications à ces clips pour que chacun ressente en liberté. C’est intéressant de voir comment d’autres gens abordent mon travail. Ça peut être informatif, rassurant, ou effrayant. »
Dans le même ordre d’idée, Björk ne veut pas parler de l’album qu’elle compose actuellement. « Chaque album est différent. C’est un voyage. Il n’y a pas de norme. Parfois on récolte les fruits d’un arbre planté il y a longtemps, ou alors un voisin vous apporte un panier de pommes. On ne sait jamais ce qui va arriver. Je pourrais vous dire que mon prochain album traitera de l’utopie, de l’écologie, de la technologie ou de tout ça à la fois. Mais peut-être que quelque chose va survenir dans ma vie, ou dans celle d’un proche, qui va bouleverser mes émotions et me guider dans une autre direction. Si je parle, aujourd’hui, de mon prochain album, je prends le risque de le figer, ce qui serait dommage. »
Ecouter avec les yeux
Björk a toujours accordé énormément d’attention aux clips de ses chansons mais ses plus récentes méritent une écoute attentive que permet le dispositif immersif de l’exposition. « Idéalement, chacun pourrait voir ces clips à la maison mais la technologie est en retard et. Voilà pourquoi j’ai pensé à ces événements. »
C’est à partir de son expérience au cinéma avec Dancer in the Dark, de Lars von Trier (2000), couronnée d’un prix d’interprétation à Cannes, que Björk est devenue une figure des arts visuels d’avant-garde pour ses nombreuses collaborations. « Travailler avec elle m’a fait faire un bond de dix ans dans ma carrière, explique le vidéaste Andrew Thomas Huang qui a travaillé sur plusieurs clips en réalité virtuelle de l’exposition. Björk met sa notoriété et son talent au service de la recherche artistique d’avant-garde. Elle a une vision très précise de ce qu’elle veut, de la force des émotions qu’elle veut transmettre, et sait également entretenir le dialogue et la confiance avec les artistes qu’elle invite. Ces trente dernières années, elle est devenue une artiste majeure pour le monde de l’art visuel. »
Sans fausse modestie, Björk assume ainsi son exposition au MoMA de New-York en 2015, pourtant considérée , et ne cache pas son désir d’être considérée comme une artiste à part entière. Dans quelques semaines, pour la première fois de sa carrière, Björk va publier un ouvrage avec les partitions de son dernier album en date, Vulnicura. Elle veut ainsi affirmer son statut de compositrice. La chanteuse a été agacée d’une polémique qui l’accusait de ne pas avoir mentionné le producteur vénézuélien Arca aux crédits des chansons de Vulnicura : « Certains ont l’air d’ignorer mon travail de compositrice et d’arrangeure. Pour Vespertine et Vulnicura, j’ai tout fait toute seule. Non pas par défi, mais parce que c’est vers ça que me mène le projet artistique. Je me suis isolée pendant des mois pour travailler sur ces albums. Donc je signe les morceaux. C’est ma façon d’être féministe, je fais de la musique, je la signe, je ne me plains pas. »