Nuit Blanche: «20 Minutes» prépublie une nouvelle inédite de Yannick Haenel sur l'événement
EXCLU•A l’occasion de Nuit Blanche 2016, Yannick Haenel a écrit une nouvelle inédite dont le récit suit le parcours d’œuvres…Benjamin Chapon
Yannick Haenel la nouvelle Le retour des temps désirables pour accompagner sur les pas de Poliphile, ce héros romantique .
Jean de Loisy, directeur artistique de Nuit Blanche 2016, a conçu un parcours amoureux le long de la Seine…
20 Minutes a dévoilé chaque jour du lundi 26 septembre au samedi 1er octobre.
Bonne lecture.
ÉPISODE 1
Le mail
Où le dénommé Poliphile,
fort déprimé,
reçoit un message des plus étranges.
C’est vrai : Paris est une fête. C’est une ville qui s’allume, qui s’éteint, mais qui ne meurt jamais. En septembre, je reçus un mail étrange. Le temps était splendide ; et moi, je déprimais : aucun horizon, aucun désir.
Le mail avait l’air d’un spam, d’ailleurs qui m’écrivait encore ? Personne. L’intitulé m’a plu : NYMPHAE, ça me rappelait Homère, les grottes humides dans l’Odyssée. C’était sûrement un site de rencontres, ou alors le nom d’un de ces clubs privés qui, en échange de votre carte bleue, vous proposent un peu d’érotisme du style « une expérience sensuelle inoubliable ».
J’ai quand même cliqué : NYMPHEA, ça m’intriguait.
Pas de fille suave, ni de cabine webcam, aucune photo aguicheuse, juste une gravure ancienne : une nymphe sortant des eaux. Et un court texte, signé d’une certaine Polia, qui m’invitait sobrement à « vivre une aventure poétique ».
Il suffisait de cliquer une fois de plus. C’était gratuit. J’ai cliqué.
Là, je n’ai pas bien compris : on me donnait rendez-vous, mais pas vraiment avec quelqu’un — plutôt avec des images, des lieux, des situations à vivre dans Paris.
Un jeu de rôles ? Il s’agissait d’une série d’épreuves à traverser : ça pouvait durer une dizaine de jours, et cette Polia promettait qu’à la fin je rencontrerais l’amour, à la condition que chaque jour je lui raconte ce que j’avais vu ; il y avait une adresse pour lui envoyer mon récit quotidien : polia@nymphae.com
Pourquoi moi ? Et pourquoi ce truc du « récit quotidien » ? Savait-elle que j’étais écrivain ? Précisément, je n’avais rien écrit depuis des mois : à coup sûr un ami avait inventé cette mise en scène pour me secouer.
Ou alors cette Polia existait vraiment, mais quel était son intérêt ? Une arnaque ? Et pour peu que je parvienne à l’écrire, qu’est-ce qu’elle pourrait bien faire avec mon récit ?
Ça n’avait pas d’importance : je n’allais pas très bien, j’allais même assez mal, et ce petit jeu était exactement ce qu’il me fallait. Au moins, mes prochaines journées seraient vivantes.
ÉPISODE 2
Nudité
Où l’on découvre combien Poliphile
apprécie de contempler des femmes nues
C’était derrière l’Hôtel de Ville. J’errais un peu sur la place en fumant des cigarettes. Il était dix-neuf heures. Le soleil allait se coucher. Polia avait écrit qu’un signal serait donné afin que le « voyage » pût commencer ; et qu’il fallait que j’écoute bien ce signal — que je le déchiffre.
Cette histoire de « voyage », ça me faisait doucement rire : pourquoi pas « initiation », tant qu’on y est. Cette Polia se payait quand même un peu ma tête, car au fond il ne s’agissait que d’une promenade dans Paris : si j’avais bien compris, j’allais avoir chaque soir une sorte de « rendez-vous » dans un lieu différent, toujours le long de la Seine.
J’ai marché jusqu’à la place de l’Hôtel de Ville, comme m’y invitait Polia : une immense étendue de bois flottait sur un lac gelé, comme dans un rêve. Je n’ai pas eu le temps de comprendre : un visage de femme est apparu à une fenêtre de la façade ; puis, à une autre fenêtre, on a vu son épaule ; ça été le tour de ses seins, de son ventre, de son sexe, de ses cuisses qui, à chaque fois, allumaient une fenêtre.
« Décrivez la nymphe » : c’était la consigne de Polia.
Non seulement elle apparaissait par fragments, mais elle disparaissait ; la nudité de cette femme clignotait, comme si elle nous disait qu’on n’accéderait jamais à elle : un corps ne se montre nu que parce qu’il se dérobe.
C’était peut-être ça qu’annonçait le signal : le réveil des nymphes. Le retour des temps désirables. Ça ferait un bon titre pour mon récit à Polia : « Le retour des temps désirables ».
Voilà, on était au bord de la Seine et les nymphes revenaient : ne sont-elles pas des créatures qui peuplent les sources ? Ne sont-elles pas la source elle-même ? Prudence, me disais-je : on raconte qu’elles se préparent pour des noces et qu’elles rendent fous ceux qui s’en amourachent, comme les sirènes.
Une phrase m’est revenue : « Celui qui voit émerger une apparition d’une source, c’est-à-dire l’image d’une nymphe, délire ». J’avais lu ça je ne sais où, peut-être dans un traité mythologique. Personnellement, j’étais d’accord pour voir la nymphe, mais pas pour devenir fou.
Brune, pulpeuse, alanguie : voilà ce que je pouvais dire de cette apparition féminine — c’est-à-dire pas grand-chose. Est-ce que c’était Polia ? Après tout, son site s’appelait NYMPHEA. La nymphe, à coup sûr, c’était elle. On me faisait le coup de la cristallisation : je tombais amoureux de son image, et puis j’allais devoir crapahuter le long de la Seine pour rejoindre mon désir.
Je riais. Après tout, qu’y a-t-il de mieux à faire qu’à poursuivre un songe ? Je suis assez pour la sublimation. Les illusions sont nécessaires. Sans rêve, la vie n’a pas de sens.
Le désir contient une vérité que la solitude garde pour elle-même : c’est peut-être ce que la nymphe de l’Hôtel de Ville disait. En tout cas, c’est ce que j’ai rapporté à Polia, le soir-même.
ÉPISODE 3
Les coeurs brisés
Où se révèle une triste vérité
concernant le coeur (ou l’absence de coeur)
de notre héros
Me voici sur un pont — le pont d’Arcole. J’ai toujours aimé la Seine, sa lumière qui ondoie, les idées claires qui viennent au bord de l’eau. C’est fou à dire, mais depuis le début de cette « aventure », je me sens mieux.
Lorsque j’ai envoyé à Polia cette nuit ma description de la nymphe, elle a tout de suite réagi : sa réponse a été malicieuse, elle s’est prêtée au jeu, comme je m’y prête.
Il paraît qu’on n’affronte jamais que ses propres démons. Après le face-à-face avec la nudité, voici qu’on me soumettait à l’épreuve du coeur.
Il y avait sur ce pont une sorte d’échoppe tendue de draps bruns et rouges, comme on en voit dans les romans médiévaux. Un vieux bonhomme, que j’identifiai immédiatement comme étant alchimiste — dans les rêves, on est rempli de certitudes —, faisait tomber d’une bourse en cuir des petits coeurs dorés qu’il pesait sur une balance.
Dès qu’il m’aperçut, il tendit vers moi sa main dans laquelle un jeu de carte, de couleur bleue, s’offrait en éventail.
Je tirai une carte, qu’il retourna vers moi, de sorte que je pus en lire l’inscription en même temps qu’il me la récita (il faut noter qu’il me la récita sans même l’avoir vue) :
« SI TU N’AIMES, PENSE (MISÉRABLE) QUE SANS AMOUR RIEN NE VIT. TON COEUR N’EST PAS MÊME BRISÉ PUISQUE PAR AMOUR IL N’A JAMAIS BATTU »
Cette inscription me glaça. J’avais envie de hurler. À part l’alchimiste, il n’y avait personne sur le pont. Autour de nous, le vide grondait, la lumière était devenue grise, comme un brouillard de poussière. Où étais-je donc ? Je devais absolument me réveiller. Cette farce était sinistre.
L’homme s’était emparé d’une pierre noire, qu’il avait commencé de scier, de façon à en arrondir les bords : c’était mon coeur. J’étais paralysé, il me semblait qu’il l’avait réellement arraché. Pire : il n’en avait pas eu besoin : si l’inscription disait vrai, je n’avais pas de coeur.
J’avais lu il y a quelques années, dans un grimoire italien de la Renaissance, que le « lieu où Amour forge ses soupirs s’insculpte de lettres adorées ».
Autrement dit, le nom des êtres qu’on a aimés est gravé dans notre coeur : y avait-il un nom dans le mien ?
Le vieil homme passa la pierre noire à la flamme, puis la perça à l’aide un burin, si bien qu’elle se brisa en deux. Je souffrais, comme si on m’entaillait la poitrine. Il couvrit l’un des deux morceaux de peinture rouge, mais la couleur ne prenait pas : le coeur brisé restait noir, comme du charbon.
Il me le tendit d’un air dégoûté, avec la carte et son inscription, que je recopiai le soir-même pour Polia.
ÉPISODE 4
Le stylite
Où l’on apprend que Poliphile
était attendu
Le lendemain, j’avais une course à faire dans le quartier de la Gare de Lyon. Je n’ai pas repensé tout de suite à ma petite aventure — à ma mésaventure, devrais-je dire. D’ailleurs, c’était toujours vers la fin de l’après-midi que je me mettais à penser à Polia et à cette histoire de nymphe — pas avant.
Mes journées se déroulaient d’une manière immuable : lever tard, flânerie, lectures dans un parc ou à la terrasse d’un café. Et puis, vers dix-huit heures, comme par enchantement — un peu comme le désir de boire du vin, le nom de Polia surgissait dans mon esprit, et ainsi allais-je à sa rencontre.
En vérité, je n’osais pas m’avouer que cette histoire de coeur brisé m’avait affecté : on se croit étranger au mouvement des astres, mais tout est rompu par des vibrations qui nous conduisent, même lorsqu’elles ne sont pas les nôtres. Autrement dit, l’univers nous tient.
À y bien réfléchir, qu’avais-je donc vu, le premier soir, face à la nudité de la nymphe, sinon mon propre désir ? C’était ça le test : je n’avais rien vu, je n’avais pas regardé cette femme — je m’étais contenté d’une excitation visuelle.
Une femme s’ouvre, et moi je m’excite : l’alchimiste avait raison, j’étais incapable d’amour. Polia avait dû bien rire en recevant mon récit.
Je ne savais pas grand-chose : la dépression rend bête. Mais je savais que j’évoluais dans les ténèbres, et que je voulais en sortir. Pour en sortir, il fallait une aide. Et pour avoir une aide, il fallait un rite. Ainsi l’invitation de Polia tombait-elle à pic : l’amour est toujours la dernière chance.
Bref, au sortir de la banque où, j’avais appris, sans surprise, que mon compte était à découvert, j’avisai, au-dessus de la gare, un homme debout dans le ciel.
Étais-je encore en train de rêver ? Cette vision ramena le souvenir douloureux de la veille ; je glissai ma main dans la poche de ma veste et en sortis le bout de pierre noire.
Le type là-haut dans le ciel scrutait la foule qui circulait autour de la gare. D’un coup, il arrêta son regard sur moi. Je ne rêvais pas : c’était bien moi qu’il fixait. Voici qu’il s’harnachait avec une corde pour descendre de son perchoir.
Je m’éloignai et, en me retournant, vis qu’il me suivait ; j’accélérai, lui aussi, me mis à courir, il me poursuivait : cette histoire était un cauchemar.
Je hélai un taxi, rentrai chez moi et écrivis à Polia pour lui dire ma colère et rompre le récit. Elle me répondit aussitôt, en des termes doux, charmants et mystérieux, que l’amour m’avait attendu et qu’enfin il m’avait vu. Puisque j’avais commencé de souffrir, je pouvais maintenant explorer plus avant ses délices.
ÉPISODE 5
Les reflets
Où Poliphile fait connaissance
avec le plaisir d’une femme
Je rêvai cette nuit-là de cygnes sacrifiés, sur la cendre desquels poussait un rosier plein de fleurs et de fruits que Polia et moi dévorâmes.
En me réveillant, je pris connaissance du nouveau message : ce soir, j’allais voir Polia, mais « incarnée par une autre ». Comme d’habitude, elle savait exactement aiguiser mon désir.
Ce jour-là, je ne fis rien ; j’attendis à la terrasse d’un café juste en face de l’endroit du rendez-vous. À l’heure dite, j’entrai. C’était un bâtiment circulaire, une sorte de temple vide, où trois écrans noirs se faisaient face en cercle.
Une voix de femme se fit entendre, sans qu’aucun écran ne s’allumât. Je connaissais cette voix, il me semble même — je m’en fis la remarque, laquelle m’apparut absurde — que tout le monde la connaissait.
Ce que disait cette voix n’était pas très important, d’ailleurs on ne distinguait pas tous les mots, elle parlait vite. L’essentiel était dans le ton, dans la qualité du murmure, dans la supplication et le plaisir. Cette femme parlait d’amour, elle parlait depuis l’amour — je crois même qu’elle faisait l’amour. J’essayai d’entendre mieux, je me rapprochai mais ce temple était circulaire, et il n’y avait pas de point où l’on pût entendre mieux qu’à un autre : tout y était égal.
Je repensais aux sirènes, à leur chant qui attire les hommes. Je repensais à l’expression de Polia : « incarnée par une autre ». Il faut que nous entendions la jouissance de l’autre pour désirer à notre tour de jouir : c’était ça que Polia voulait que je comprenne ? La leçon était simple, mais fondamentale.
Donc, elle m’envoyait écouter la volupté d’une femme. Peut-être même était-ce elle qui s’était enregistrée ? Elle se moquait de moi, c’était évident. Elle allait me faire courir ainsi pendant dix jours le long du rivage pour m’abandonner au miroir de mon pitoyable désir. Mais je n’avais pas la complaisance d’un troubadour : ce soir, par mail, je le lui dirais.
Et puis d’un coup les écrans se sont allumés : sur l’un on voyait la femme courir sur une plage, toute échevelée, en proie à la souffrance ; sur l’autre, elle chantait son chagrin, habillée de jaune, dans une rue aux couleurs pastel ; sur le dernier, elle avait les mains liées à un arbre, le soutien-gorge défait : dos nu, on la fouettait, et ses yeux, sa bouche ouverte disaient à la fois la douleur et le plaisir.
J’étais lancé à la poursuite de l’amour — je m’y appliquais comme un bon élève —, et voici qu’on me montrait combien sont malheureuses les passions : je n’y comprenais plus rien.
En sortant du petit temple, la lumière était si intense que je me couvris la tête. Lorsqu’on passe une frontière, il est préférable de rester silencieux. Après quoi, on s’éloigne, l’esprit clair : l’essentiel, me disais-je, n’est pas de s’augmenter, mais de rien perdre.
Voilà, j’apprenais. Même s’il y avait eu une reine derrière ces images, je ne l’aurais pas rejointe : un véritable amoureux ne doit pas se satisfaire des reflets de sa bien-aimée, mais les traverser. Et les plaintes ne sont-elles pas que reflets ?
ÉPISODE 6
Le sexe de Paris
Où l’on se permet
une digression psychogéographique
de nature licencieuse
Pendant plusieurs nuits, je ne trouvai plus le sommeil. Je ne faisais que traverser ma nuit blanche. La répétition nous initie à la mort : on comprend que la lumière qu’on voit étinceler là-bas, au bout du tunnel, n’annonce pas seulement la fin du songe, mais celle de toute respiration. Je ne cessais de voir mon coeur troué de cavités noires, mangé de gangrène.
Polia, dans un mail doucereux, m’envoya plus bas, le long de la Seine, jusqu’au Pont des Arts, où les remous dont j’étais affecté, me dit-elle, allaient rencontrer leur vérité. Elle ne voulait pas que je désespère : l’île d’Amour était proche, et avec elle les ravissements promis.
Je ne sais ce qui me retint d’y courir sur le champ : je n’aspirais qu’à être délivré — et dans ma folie, j’imaginais que Polia me voulait du bien. Je croyais vraiment que le sort qu’elle me réservait allait me libérer de mes tourments, assouvir mon désir et combler mon coeur (depuis qu’il se savait vide, celui-ci s’apitoyait sur lui-même comme une damoiselle soupirant auprès de son chevalier parti guerroyer).
Faut-il donc qu’on nous troue le coeur pour que l’on sente enfin qu’il existe ? Ce trou m’exaspérait d’autant plus que son objet m’était inconnu.
Lorsque le soir se coucha et que je débarquai sur le Pont Neuf, je me rendis directement place Dauphine, où un poète surréaliste situe le sexe de Paris ; il y avait attendu, il y a un siècle, une certaine Nadja, qui le soumettait, par son mystère, à une féérie d’embrasements où il voyait des secrets qui sont perdus.
Ce poète aurait-il aujourd’hui démasqué Polia ? Se serait-il laissé berner par les subtils mirages qu’elle disposait à mes yeux ? Ou aurait-il percé, sous ces mises en scènes harassantes, une vérité indicible ? J’avais envie de penser qu’ici l’ironie n’est pas de mise : la beauté de la place Dauphine, resserrée sur elle-même en triangle comme les cuisses d’une femme, m’invitait à prendre cette recherche au sérieux.
Il me semble que l’amour habite toujours sur terre, comme les dieux, mais qu’on en a perdu certaines indications : seuls les poètes, peut-être, déchiffrent encore pour nous ces faveurs ; et nous les confient.
Là, tout seul, au milieu de l’énigmatique place Dauphine, dans ce pertuis étroit toujours désert, et toujours faiblement éclairé, je crus, avec le nom de Polia qui tournait dans ma tête, ressentir de l’amour. Mais ce n’était que l’image de l’eau qui me filait entre les doigts. Cette métaphore aurait fait rire mon banquier, lequel y voyait avec insistance l’image de mon rapport avec l’argent. Cette femme m’attirait parce qu’elle m’échappait : je n’étais pas encore un amoureux, mais un banal névrosé.
On croit tous « aimer », me disais-je en m’éloignant de la place ; il arrive même qu’on dise à quelqu’un qu’on l’aime, mais la plupart du temps, ce mot ne recouvre qu’un besoin — qui lui-même n’habille qu’un manque. La vérité, c’est que depuis le début de cette histoire, je ne m’étais toujours pas quitté : je n’avais jamais écouté vraiment la voix de Polia, je n’étais pas encore devenu étranger à moi-même, je ne brûlais pas.
ÉPISODE 7
Le remous des passions
Où Poliphile
est en danger,
(mais ne s’en rend pas compte)
À la pointe du square du Vert-Galant, il y a un saule pleureur. Je me suis assis là, l’eau venait clapoter jusqu’à mes pieds. Il y avait une lumière verte plus loin, là-bas, sous le pont des Arts, un halo fluorescent qui flottait au fil de l’eau et semblait dans la nuit m’envoyer des signes.
J’ai pensé à ce que Polia avait écrit dans l’un de ses mails : « Les nymphes n’habitent nulle part, elles ne font qu’apparaître. » Est-ce que c’est ici, au milieu de la Seine, entre le Louvre et l’Académie, qu’elles retrouvent les humains ?
Le monde sous-marin est parcouru d’un feu où s’enroulent des créatures enchantées ; leurs voix, en sortant de l’eau, produisaient une mélopée chaude. Oui, des voix étranges m’appelaient : parmi elles, à coup sûr, il y avait celle de Polia ; elle allait surgir et m’entraîner au fond des eaux pour y cueillir, à travers ses baisers, la perle mystique.
Je me suis relevé, j’ai ôté mes chaussures, j’ai commencé à me déshabiller : sous cet arbre dont l’épais feuillage penchait tristement vers l’eau, voici que j’étais pris de folie : il fallait à tout prix que je rejoigne Polia.
Avais-je absorbé un philtre ? J’étais à demi-nu, complètement hypnotisé par les vagues qui commençaient à grandir et s’écrasaient à mes pieds de plus en plus violemment.
Je m’identifiais à cet arbre dont les branches s’inclinent vers l’objet de son désir ; il y a une histoire comme ça chez les anciens Grecs : le dieu fluvial mélancolique, condamné à rester pour l’éternité sur le rivage d’où il contemple la nymphe joyeuse.
Et puis, des poètes ne s’étaient-ils pas jetés à la mort ici ? N’avait-on pas, sous cet arbre, dispersé leurs cendres ? Leurs noms revenaient, comme les vagues : celui de Gherasim Luca, celui de Guy Debord. Avec eux, toute une mémoire se levait qui m’enjoignait d’obéir aux voix de la Seine.
Un bruit énorme brassait maintenant les eaux, comme si cinquante éléphants se vautraient sur leur litière. Ce qui se formait ici, à la croisée des eaux, ressemblait à ce labyrinthe de courants et de remous que le capitaine Achab avait tracé sur la carte des quatre océans pour serrer de plus près Moby Dick.
Des cercles d’écume bouillonnaient en s’approchant de moi ; ils scintillaient de paillettes argentées comme une voie lactée frénétique.
J’allais tomber ou me laisser tomber : c’est la même chose. Les eaux sont si belles, les comètes étincèlent en tournoyant parmi leurs visions vertes. Je vais caresser, en plongeant, ce velours doré des ailes de papillon qui brille au fil de l’eau. Et si je meurs, englouti par les flots, peu importe, j’aurai fait offrande de moi-même aux nymphes de la Seine : les sacrifices nourrissent la divinité.
Ça y est, mon coeur est chaud maintenant. Oui, j’ai un coeur : je vais m’ébattre avec Polia — me baigner dans le désir.
ÉPISODE 8
Dans la grotte
Où il semblerait
que l’origine des choses
nous conduise vers leur avenir
Je me suis réveillé vers midi, la tête lourde, comme si j’avais trop bu. Hier, j’ai cru que j’étais arrivé jusqu’à Polia, mais c’était un mirage. Il reste encore plusieurs lieux à traverser. Je dois continuer à longer la Seine et ne pas me précipiter : le temps désirable est élastique, toujours trop court, toujours trop long.
Les voix continuent. Hier, elles m’avaient mené au bord du gouffre, il avait fallu qu’on me rattrape avant que je ne disparaisse dans le fleuve ; aujourd’hui, le sortilège a cessé, les voix sont apaisantes, elles me transmettent une vérité qui m’ouvrent l’esprit.
Car le lieu où me conduit aujourd’hui le mail de Polia est une grotte. Le long du jardin des Tuileries, d’habitude, ce sont des voitures qui surgissent dans le tunnel. Exceptionnellement, le tunnel est vide, et je m’y engouffre avec confiance.
C’est obscur, mais doux. On est enveloppé par un son large, immense, qui porte en lui le temps. Un son qui pulse à l’intérieur du silence.
Lorsqu’on entre à Lascaux, dans la grotte Chauvet, ou dans des boyaux moins célèbres, on rejoint la naissance des songes : on est tout de suite précipité vers sa propre limite et vers son propre infini, on n’a plus de corps, on redevient de la cendre, de l’argile et de l’eau, on est avec les animaux qui vous frôlent dans une opacité plus vivante que là-haut.
Cette voix de silence résonnait de tous côtés. J’étais immergé, absolument comblé par ce chant qui semblait sculpter l’espace, comme si à travers lui l’empreinte sonore de la grotte s’exhaussait.
Je faisais une expérience qui me bouleversait. Des torches éclairaient les parois tout au long du tunnel, leurs flammes chauffaient mon sang : bientôt voici qu’une extase me prit à suivre sur ces murs la cavalcade des bisons, des cerfs et des chevaux, à me consumer dans leurs pigments bruns et ocre.
La vérité surgit dans une âme et un corps à la vitesse de l’éclair : c’est une chasse dans laquelle je suis pris depuis le début de cette histoire. Le désir n’est-il pas la chasse originelle ? Les temps désirables viennent d’ici, comme l’amoureux qui condense en lui le chasseur et la proie.
Là où me conduit Polia, je vais. Car je sais que s’y révèle ce que je dois savoir. Et il n’y a pas d’autre savoir que celui de l’ardeur. Pour savoir, il faut être ardent.
Le long d’un fleuve, et même sous terre, il y a des feux. Ils forment une ligne qui se répète sur chaque rive. La plupart du temps, cette ligne est invisible. Alors, on devine que le fleuve est l’un des secrets du feu ; et celui qui croise un tel secret en bénéficie.
ÉPISODE 9
Dangers
Où, misère, Poliphile
traverse des périls
et risque la noyade
Le sol s’est mis à trembler sous mes pieds. Des couples s’empoignent sur ce plateau qui tient on ne sait comment au-dessus de la Seine, non loin du pont de la Concorde ; ces hommes et ces femmes n’arrivent pas à garder l’équilibre : ils se tiennent par les mains, les bras, les jambes ; il est difficile de savoir s’ils s’accrochent les uns aux autres pour rester debout ou s’ils essaient au contraire de se faire tomber dans l’eau.
J’imagine que c’est une métaphore : l’amour n’est-il pas, d’après ce qu’on dit, un combat de chaque instant ? Ce combat, en tout cas, semble sans espoir, car la plateforme ne cesse de bouger ; les voici qui dévalent, les uns après les autres, essayent de se rattraper au bord, et finalement tombent dans l’eau, d’où ils ne remontent pas : quelques vagues, des bulles, puis plus rien.
Ça m’inquiète, car moi aussi je vacille sur cette passerelle. Une femme, cambrée comme une judoka, s’accroche à moi. Son corps est entièrement revêtu d’une combinaison en latex noir qui la fait onduler dans la nuit comme une panthère. Mais je n’ai pas tellement le loisir d’admirer ses formes : elle me tient fermement les poignets, je dois mettre toutes mes forces pour lui résister.
Dans l’obscurité, je distingue mal son visage, mais ses yeux brillent, jaunes comme ceux d’un félin, et il me semble qu’elle sourit : pas de doute, cette femme veut que je tombe.
« Votre quête va devenir périlleuse » m’avait prévenu Polia hier soir. J’imagine le plaisir qu’elle prend à me savoir aux prises avec une furie.
Franchement, je n’ai jamais compris cette idée selon laquelle l’amour serait un affrontement. Ne venez pas me dire que cette joute absurde au-dessus de la Seine serait un acte sexuel : je cherche l’harmonie ; et la mort, selon moi, n’a rien à voir avec la joie d’aimer.
Bref, je n’ai pas tenu longtemps tête à l’amazone, qui m’a jeté par-dessus bord.
Je me suis retrouvé au milieu d’hommes et de femmes qui s’enfonçaient dans l’eau, d’enfants qui se noyaient en cherchant à gagner un rivage, de vieillards qui tombaient d’un canot en détresse. Je m’enfonçais avec eux dans les flots, et lorsque je croyais être au fond je continuais à descendre, et avec moi d’autres enfants, d’autres vieillards, d’autres femmes enceintes descendaient jusqu’au fond, leurs membres disloqués, leur ventre grossi par la noyade, leurs yeux globuleux.
Il y a des nymphéas dans la Seine, je peux en témoigner : j’ai émergé en poussant un cri de terreur, la tête couverte de nénuphars. Je pensais qu’avec les péniches et la marine fluviale, plus rien ne vivait dans la Seine. Mais si : ces fleurs d’eau m’ont sauvé. Blanches, mauves, salutaires. J’étais vivant, et continuais à aller vers la nymphe.
ÉPISODE 10
Réparation des coeurs
Où se résout une énigme
qui vida grandement l’esprit de Poliphile
Polia n’a pas aimé mon récit d’hier soir. C’est la première fois. Elle s’est permise d’ironiser sur ma soi-disant désertion. Selon elle, je me serais laissé tomber dans l’eau : « Celui qui n’aime pas se battre peut-il conquérir Polia ? », a-t-elle écrit.
Conquérir ? Et puis quoi encore. Je ne fais que ça, depuis le début, passer des épreuves. Celle-ci n’était pas mon style, voilà tout. Trop sportif. En plus, j’ai failli y laisser ma peau : l’amour jusqu’à la mort, très peu pour moi.
Alors, lorsque j’ai découvert, sur la passerelle qui mène au Palais de Tokyo, que Polia m’envoyait de nouveau voir l’alchimiste, je me suis préparé au pire.
Je voulais aller jusqu’au bout, même si passer sans cesse de la volupté à l’effroi me brisait les nerfs. Je ne dormais plus tellement, et malgré mes rebuffades, il faut bien que je l’avoue : j’étais tout entier tendu vers Polia.
Après la noyade du pont de la Concorde, j’ai fait ce rêve : je me réveille allongé sur un bûcher, mon corps n’est plus qu’un brasier, et au-dessus de ma tête flotte, sculpté dans la splendeur argentée d’une couronne, un songe où se récapitule l’histoire de ma passion. Toute vie est un sacrifice qui s’ignore ; je savais désormais que la mienne était vouée à Polia.
La passerelle était couverte de petites échoppes éclairées par les couleurs de multiples lampions qui, tout du long, formaient une guirlande chaleureuse, à la manière des marchés de Noël.
L’atelier de l’alchimiste avait changé, et lui aussi. Avec son tablier d’artisan, il avait l’air d’un rebouteux affable ; il m’a reconnu, et m’a tendu la main droite, avec la paume ouverte.
Le demi-coeur de pierre noire qui encombre ma poche, il fallait bien qu’un jour je m’en sépare. Je le lui ai donné, en pensant : la boucle est bouclée, le voyage est fini, il va lire dans mon coeur et me dire que Polia n’existe pas, que mon initiation a raté.
Voici qu’il a tourné ce petit bout de charbon vers un miroir, et l’autre demi-coeur est apparu : la moitié manquante. Mais ce n’était pas seulement ça : mon coeur devenait un autre, il se métamorphosait sous les doigts du rebouteux, qui le saisit entre des pinces et le plongea dans un récipient.
Mon coeur disparut dans un liquide aussi rouge que du sang. Quand le rebouteux l’en sortit, il étincelait.
ÉPISODE 11
Le visage de Polia
Où l’on accède enfin
à une certaine Polia,
mais est-ce bien elle ?
Je m’approche d’un visage. Il me semble à la fois lointain et proche. Il apparaît, disparaît, réapparaît. Je ne suis pas sûr qu’il existe, et pourtant le voici, clair et immense, qui triomphe au-dessus de l’île aux Cygnes, venu ici s’accrocher dans les airs comme si un épervier en avait transporté l’éclat théophanique depuis l’Olympe. C’est une déesse, et en même temps, c’est une femme — c’est elle : c’est Polia.
Par quel étrange opération la brise qui souffle ici, au départ de l’île, fait-elle apparaître son visage ? Il me semble que son image est projetée sur un énorme ventilateur dont les pales, en tournant sur elles-mêmes, ne cessent de la rendre présente et absente.
Dante raconte que les « fidèles d’Amour », plus encore que par le soleil ou la lune, sont guidés par le visage aimé qui s’est élargi aux dimensions du monde et leur indique à chaque instant l’itinéraire propice à leur vie nouvelle.
Voici que je parcours le petit chemin bordé d’acacias qui traverse l’île depuis le pont Bir Hakeim jusqu’à la statue de la Liberté, et le visage de Polia m’accompagne.
On dirait qu’il flotte partout autour de moi, son éclat se multiplie : il y a en elle un peu de la nymphe qui s’affichait le premier soir sur la façade de l’Hôtel de Ville, un peu aussi de la femme qui pleurait en courant sur une plage et qu’on fouettait contre un arbre, un peu de la chasseresse, de la séductrice, de l’initiatrice, un peu de la panthère qui m’a vaincu, et de cette sirène au halo vert qui en appelait au bouillonnement des eaux.
Celui qui aime vit à l’intérieur d’un poème où l’aimée prend figure de monde. Comme dans les Mystères païens, il n’arrête plus de s’initier car l’amour lui redonne continuellement ce qu’il lui consacre.
Voilà, depuis qu’on a réparé mon coeur, il me semble qu’aimer coule de source. Je n’ai plus besoin d’y penser, c’est aussi évident que de respirer.
Ça fait dix jours que je suis lancé dans cette aventure, mais c’est le premier où je me sens large, où rien n’oppresse ma poitrine, où j’entends la musique circuler librement dans mon corps.
Aimer, c’est sortir de soi ; c’est être rendu à l’univers. Je le dis avec l’assurance de celui qui possède maintenant un coeur bien rouge.
ÉPISODE 12
L’île d’Amour
Où l’on s’ébat grandement
au bain, et sur les rives,
si bien qu’amour se réjouit
Voici qu’on embarque vers Cythère. C’est ainsi que Polia désigne cette île dans son mail. Elle l’appelle aussi la dernière île, celle de l’Amour. J’ai pris une embarcation qui me mène vers Saint-Cloud, où, après les anciennes usines Citroën, doit surgir ce paradis.
Si vous n’avez trouvé personne, et que votre coeur bat tout seul, c’est là qu’enfin vous rejoindrez votre désir ; c’est du moins ce que racontent les livres et les tableaux.
Arrivé à destination, je me suis dirigé vers cette plage qui, de l’autre côté de l’île, derrière le grand bosquet de sapins et de noisetiers qui la protège, a la chance d’avoir une eau douce où viennent se baigner les amants.
On raconte que cette eau est lustrale, et qu’on s’y lave des tourments que la passion accumule. Chacun s’y montre nu : ainsi fait-on lorsque toute peur est vaincue (en ce lieu, il n’existe plus de honte).
Je me déshabillai, et timide, courus me réfugier dans l’eau. Des groupes de jeunes gens nageaient ça et là, et riaient entre eux. L’air était doux, la soirée heureuse et fraîche ; tout en profitant des plaisirs de la baignade, je fis connaissance avec des femmes qui jouaient dans l’eau à toutes sortes de jeux spirituels et chantaient des airs de fête. Leurs doux visages et leurs belles poitrines étaient un enchantement. Je me sentais bien en leur compagnie.
L’une d’entre d’elles me plaisait plus que les autres ; elle était brune, le corps gracile, et ses yeux bleus m’enflammaient. Je lui jetai des regards auxquels elle répondit par des sourires.
Elle sortit du bain pour aller s’étendre dans l’herbe, en chantonnant l’histoire d’un amoureux qui se prenait pour un oiseau et fut changé en âne.
Des gouttes d’eau ruisselaient doucement sur ses petits seins, le long de ses hanches et entre ses cuisses ; j’aurais voulu y boire, comme à une fontaine. J’admirais tant sa beauté que mon corps fut « tout ému d’une chaleur lascive, si véhémente que je ne pouvais la contenir », comme le dit ce livre que Polia aime citer dans ses mails.
Les autres femmes m’avaient pris à ce moment-là les mains et m’entraînaient dans une ronde joyeuse qui nous sortit de l’eau : alors mon émotion fut remarquée de toutes, qui se mirent à rire. Elles me taquinèrent si bien que, contrefaisant le loup, je me jetai sur elles, attrapant l’une et caressant l’autre, et toutes, en se cachant dans le bois, riaient du plaisir qu’il y a à courir les uns vers les autres.
Plus tard, je remarquai que la baigneuse aux yeux bleus avait disparu. Je demandai aux autres si elles l’avaient vue. Non, répondirent-elles. Je leur demandai encore si elles connaissaient Polia.
C’est moi, dit l’une. C’est moi, dit l’autre. C’est moi, disaient-elles toutes.
Elles riaient si bien que tous nous replongeâmes dans l’eau, où nous eûmes de joyeuses étreintes. La baignade fut ardente, et je priai pour que cette aventure durât toute la vie.