Pourquoi on est assailli par les filtres Snapchat (et pourquoi ça va durer)
RESEAUX SOCIAUX•Derrière les selfies à filtres déformants, un coup de génie du réseau social d'Evan Spiegel et une stratégie payante, jalousée par Facebook...Annabelle Laurent
Les oreilles et la truffe de chien. La romantique couronne de fleurs rebaptisée Coachella. Le moins romantique vomi d’arc-en-ciel, ou les innombrables « face swaps » plus ou moins angoissants. L’Internet mondial est assailli. Les selfies à filtres de Snapchat, qui dépasse désormais Twitter en nombre d’utilisateurs et revendique 8 milliards de vidéos vues par jour, sont partout. Les nombreux profanes encore étrangers au réseau social les voient débouler dans les photos de profil Facebook, Twitter ou sur Instagram, ou les reçoivent par messages, au mieux amusés et intrigués, au pire consternés et impuissants : régression générale, nostalgie collective de mardi gras ?
A-t-on atteint le point de non-retour ? Oh que non. Au contraire. Snapchat vient d’acquérir secrètement la start-up Seene pour de futurs selfies en 3D. D’ici là, les marques et les people ne font qu'encourager l’invasion.
L’exaspération (« jpp », j’en peux plus).
Mais la reconnaissance du talent de ces filtres «que tout le monde s'est mis à uploader sur les réseaux sociaux concurrents» :
Au commencement, une start-up ukrainienne
« Une toute nouvelle façon d’envisager vos selfies » : le 25 septembre dernier, l’annonce de la nouvelle fonctionnalité des « lenses » tient en deux phrases sur le blog de la plateforme. « Quand vous prenez un selfie, laissez votre doigt appuyé pour activer les filtres » : le visage est scanné avec une telle précision que des yeux globuleux viennent remplacer les nôtres, nos joues sont rosies et en ouvrant la bouche, c’est un arc-en-ciel qui jaillit. Magie. Et génie de la stratégie d’Evan Spiegel, qui vient alors d’acquérir une start-up ukrainienne, Looksery. La seule start-up détentrice d’une technique de reconnaissance faciale capable d’analyser les mouvements en live, là où les autres applications comme FaceTune ou même le bon vieux Photobooth ne traitaient que les photos. Le coût de ce gadget à fort potentiel ludique ? Pas moins de 150 millions de dollars, croit savoir le site ukrainien ain.ua.
Faut-il faire payer ces filtres à l’utilisateur ? En quête de monétisation, Snapchat hésite. Les filtres sont d’abord gratuits, puis certains passent au prix de 0,99 euros. Deux mois plus tard, en janvier, revirement, le « Lens store » est abandonné, mais pas par manque de popularité, loin de là. L’entreprise a décidé de « transférer ses ressources à son business publicitaire et à d’autres projets amusants », mais assure qu’environ 10 millions de snaps utilisent ces filtres chaque jour (le chiffre serait passé, depuis, à 30 millions).
Snapchat, transforme-moi en Taco
Snapchat va en effet trouver beaucoup plus lucratif : les filtres sponsorisés. Comme ceux d’X-Men qui divertissaient Serena Williams, le 24 mai dernier, en plein Roland-Garros : à trois jours de la sortie du film, la Fox avait acquis l’intégralité des neuf filtres du réseau social pour les transformer en masques de Wolverine, Cyclope and co. Et si certains étaient peinés d’être privés pendant 24h d’oreilles de chiens et de voir Snapchat se vendre ainsi, il faut imaginer que pour la plateforme, l’affaire a dû être belle. Un seul filtre pourrait coûter jusqu’à 700.000 dollars, selon Digiday.
C’est ce dont s’étaient contentées jusqu’alors les premières marques : Fox, déjà, en ouvrant le bal avec le premier filtre sponsorisé pour The Peanuts Movie, Gatorade pendant le Superbowl et Taco Bell le 5 mai dernier avec son filtre de tacos géant, « vu 224 millions de fois en 24 heures, tandis que les utilisateurs jouaient avec pendant 24 secondes – si précieuses dans le monde des millenials — avant d’envoyer la photo », expliquait le New York Times. Une opportunité inestimable de visibilité pour les marques, donc. Comme le souligne ce blogueur américain, « par quel autre moyen peut-on faire en sorte que les gens envoient des photos d’eux-même à leurs meilleurs amis, en étant, pour résumer, un panneau publicitaire vivant ? ».
Merci Kim K
Une fan française des filtres:
Plus les marques s’intéresseront aux filtres, plus Snapchat devrait, a priori, miser sur leur développement. Ajoutez à ça la publicité énorme que lui font les people, nombreux à être atteints par l’épidémie. La nouvelle ambassadrice ? Kim Kardashian, aka LA people à conquérir quand il s’agit des réseaux sociaux, et récente, mais évidemment frénétique, utilisatrice. Snapchat avait pris soin de l’inviter à son siège le 1er juin. Kardashian en ressortait ravie, avec un filtre Marilyn Monroe qu’elle disait « créé pour elle » (mais en fait rendu public deux jours plus tard), quelque temps après avoir assuré à sa fille North qu’un nouveau filtre de chien était arrivé, « parce que maman leur a demandé d'ajouter un filtre de dalmatien ».
On ne compte plus non plus les stars s’adonnant au face-swap, qui existait depuis des années, comme l’explique cet article du New York Mag mais demandait jusqu’ici des compétences en montage photo, alors que désormais, « les consommateurs de meme en sont aussi les producteurs ».
Mascarade
Avec une telle publicité permanente, les polémiques qui n’ont pas manqué de surgir au sujet des filtres ont alors peu de chances de percer. Que ce soit celle où un filtre Bob Marley était dénoncé pour son racisme, ou celle des filtres « en vedette » accusés de véhiculer des stéréotypes de beauté, comme par cette utilisatrice « très dérangée par l’idée qu’un filtre censé l’embellir blanchisse sa peau et réduise son nez ».
Non, rien ne semble capable de freiner la foire aux selfies. N'en déplaise à une entreprise qui avait fin 2013, essayé d’acheter Snapchat pour 3 milliards de dollars, en vain… Vous aurez reconnu Facebook. Qui annonçait début mars l’acquisition d’une application populaire de retouche de selfies, Masquerade. On se demande bien pourquoi.