«Merci Patron !», «Demain»... «Ces films répondent à une attente que nous avions du mal à formuler»
MILITANTISME•Emmanuel Ethis, sociologue du 7e art, tente d’expliquer le succès des documentaires « Merci Patron ! » et « Demain » et les vocations qu’ils déclenchent…Propos recueillis par Olivier Philippe-Viela
Succès étonnants. Le nombre d’entrées réalisées par Demain, le documentaire de Cyril Dion et Mélanie Laurent (supérieur à un million), et le score en salles de Merci patron ! de François Ruffin (plus de 400.000 entrées) détonnent au box-office. Surtout, c’est leur impact social qui interpelle. Demain, paru en décembre 2015, présente sous la forme d’un road-movie plusieurs solutions à la crise environnementale et sociale. Partiellement produit par financement participatif, le film incite les spectateurs à adopter ces méthodes concrètes. Notamment à recourir aux circuits courts et à la production locale pour s’alimenter. Lors des projections du long-métrage, des listes d’acteurs locaux sont d’ailleurs distribuées aux participants.
Dans le même esprit, François Ruffin, réalisateur de Merci patron ! compte sur le soutien d’un public acquis à sa cause. Egalement rédacteur en chef du journal alternatif Fakir, Ruffin fait depuis deux mois un tour de France pour assister aux projections plus ou moins officielles de sa satire du système capitaliste (ici incarnés par LVMH et son patron Bernard Arnault). Jusqu’à devenir le film phare de #NuitDebout, diffusé place de la République et dans ses extensions provinciales.
Comment naissent ce lien et cet engagement des spectateurs vis-à-vis d’un film ? 20 Minutes a posé la question à Emmanuel Ethis, sociologue du 7e art, auteur du Cinéma près de la vie (éditions Démopolis).
Comment expliquer l’écho inhabituel des documentaires Demain et Merci Patron ! ?
Le succès de ces deux films tient avant tout à leur manière de traiter des thématiques qui interrogent notre société, du moins, la manière de faire société aujourd’hui, de bâtir des collectifs en phase avec le XXIe siècle. Le XXe s’est construit sur des crises, des fractures, des guerres qui ont défini les contours d’une certaine façon d’envisager le progrès comme progrès essentiellement technique. Aujourd’hui, le malaise est ailleurs. A l’heure du tout connecté, on cherche avant tout à effacer l’ardoise et repartir avec des valeurs qui nous permettent de nous réunir, de nous respecter, de reprendre pied sur notre terre, dans le temps, dans nos relations avec les autres. Le cinéma est LE lieu idéal, grégaire, où l’on réfléchit collectivement à tout cela. Ces films en sont de purs exemples. Ils répondent à une attente que nous avions du mal à formuler et qu’ils formulent à notre place.
Quels sont les précédents exemples de films engagés qui ont fédéré un tel public ?
On pense forcément aux films de Michael Moore en ce qui concerne les documentaires, aux films de Yann Arthus Bertrand, notamment Home. En fiction, les films de Chaplin, des Temps modernes au Dictateur, ont toujours fait preuve d’engagement, plus récemment Harvey Milk ou Welcome… Tous ces films fédèrent le public au sens où ils agrègent des questions. Pour ma part, je reste bouleversé par Devine qui vient dîner ce soir ? ou Douze hommes en colère qui n’ont pas perdu une once de leur force de conviction autour des questions relatives au racisme. Forcément ils nous interpellent car ils nous permettent de penser à des exemples qui nous ont saisis personnellement.
Ces films donnent-ils au spectateur le sentiment de pouvoir changer la société ?
La changer pas forcément, la penser, oui. Le cinéma est le vecteur de représentation le plus fort que je connaisse. Pour pouvoir penser les choses et peut-être les changer, il s’agit d’abord de se les représenter. Le cinéma nous aide à accepter la mort, la peine, l’amour, il est galvanisant car édifiant ! Il nous donne du courage au point de nous laisser penser que nous pourrions être des super-héros après avoir vu Iron Man. Mais l’effet ne dure pas toujours très longtemps. Une heure après avoir vu le film, tout cela commence à s’estomper quand la distance entre notre réalité et nos représentations est trop importante.
Contrairement à Iron Man, Merci Patron ! et Demain ressemblent à notre réalité. D’où une identification plus forte, et donc la volonté de s’engager qu’ils provoquent ?
En effet, car on peut ici rapprocher nos représentations de la possibilité de mettre nos désirs en actes. La question est juste de savoir comment les choses vont ou non durer. Yves Saint Laurent a transformé notre manière de voir les femmes s’habiller, durablement, impossible de revenir en arrière. Est-ce que Demain ou Merci Patron ! changeront durablement les choses sans retour arrière… C’est bien la question qu’il faut nous poser.