MUSIQUEAvant, il y avait des dimanches, puis il y a eu Beyoncé et Radiohead

Beyoncé, Radiohead: Les sorties de disque en streaming ont changé nos vies (au moins nos dimanches)

MUSIQUELes pop stars internationales ont fait de l’effet de surprise une règle d’or pour la sortie de leurs albums…
La chanteuse Beyoncé a entamé sa tournée mondiale The Formation World Tour à Houston le 7 mai 2016
La chanteuse Beyoncé a entamé sa tournée mondiale The Formation World Tour à Houston le 7 mai 2016 - Daniela Vesco/AP/SIPA
Benjamin Chapon

Benjamin Chapon

C’était un dimanche de printemps, un peu frais mais ensoleillé. Certains se remettaient douloureusement d’un samedi soir trop arrosé, d’autres appréhendaient le déjeuner dominical (céleri rémoulade, gigot d’agneau, tarte aux pommes), et d’autres envisageaient anxieusement la dissert’ de philo à rendre le lendemain. Et là, boum, la nouvelle tombe. Beyoncé a sorti son nouvel album, Lemonade, dans la nuit.

Le grand deal mondial de codes Tidal commence et quelques minutes plus tard, c’est la folle chevauchée dans le Valhalla. Douze titres, accompagnés de vidéos exclusives, splendides. Beyoncé s’y affirme un peu plus comme la grande artiste pop du siècle. Midi n’a pas encore sonné et déjà, la journée est à marquer d’une pierre blanche. La deuxième écoute est encore plus belle. Le concept même de dimanche matin en est bouleversé.

Dimanche surpise

Quelques semaines passent. Drake sort un album aussi. Et puis badaboum, rebelote. Dimanche 8 mai. Une sorte d’été avant l’heure règne sur la France. Les piétons envahissent les Champs-Elysées. Le spleen de fin de pont se profile. Ceux qui ne sont pas dans les embouteillages profitent d’une fin de journée paisible. Radiohead, qui a fait lanterner ses fans pendants des jours, met son nouvel album A Moon Shaped Pool à disposition sur plusieurs sites de streaming.

Et il est magnifique. Comme pour Beyoncé, on n’identifie pas de tube, mais qui se soucie des tubes en 2016 ? Le rock expérimental de Radiohead franchit encore une nouvelle dimension. C’est beau, c’est travaillé, c’est profond.

On fait comme si on était vraiment tombé de notre chaise mais ces deux albums-là, on les attendait. Depuis la sortie, en décembre 2013, de l’album surprise de Beyoncé (déjà), on a pris l’habitude des albums qui débarquent un peu sans prévenir. Rihanna a fait le coup en début d’année ( mais l’a raté), de même que Kanye West. L’effet de surprise de la sortie, éventuellement assortie de cryptiques mises en bouche, est devenue une règle d’or marketing bien connue née de la double révolution peer-to-peer + streaming.

Laissons à Beyoncé et Radiohead le soin de faire leurs comptes (billets de concerts vendus, revenus en ligne générés, progression de la notoriété…) à l’issue de ces sorties spectaculaires. Du point de vue de l’auditeur (toi + moi + eux + tous ceux qui le veulent, référence…), qu’est-ce que tout ce cirque change ?

Conquis d’avance

A en croire les nombreux fans de Beyoncé interrogé(e) s, l’effet de « surprise » met en bonne disposition. « Quand j’ai découvert qu’elle avait sorti un album, j’ai failli pleurer », raconte Josiane* (* les prénoms ont été changés pour éviter les réactions du type « Ho, t’as pas pris ma citation alors que t’as pris celle de Josiane alors que je suis beaucoup plus fan qu’elle »). Mauricette était si excitée qu’elle avoue « avoir commencé à twitter comme une dingue avant même d’avoir fini d’écouter le deuxième titre… ». Jean-Paul se souvient de sa joie « d’annuler des trucs juste pour écouter un album. C’est génial de penser que la musique peut encore être un truc vraiment important dans nos vies. »

Les fans de Radiohead, encore un peu perdus dans l’exploration du touffu album, ont la même réaction. « On l’a attendu si longtemps et pourtant ça m’a quand même cueilli », raconte Michel. Quant à Jean-Claude, anciennement fan de Radiohead, il reconnaît que « comme tout le monde ne parlait que de ça dimanche, il fallait bien écouter. Et une fois qu’on a décidé de consacrer son dimanche soir à écouter un album sur son ordi, mieux vaut l’aimer non ? Sinon, on a l’air un peu couillon. Du coup, oui, je le trouve génial. » Raymond, disquaire à Angers, a même décidé d’ouvrir exceptionnellement son échoppe lundi matin : « J’avais besoin de partager ça. J’ai passé l’album en boucle et tous les clients, vraiment tous, m’en ont parlé. »

Neil Young plutôt que Kanye West

Comme le suggère finement le choix des pseudos de ces grands témoins, il s’agit là de trentenaires (voire quadra…) CSP + par ailleurs un peu dépassés par le bouleversement technologique d’accès à la musique. Certains sont même définitivement largués. Alain, qui a ouvert le bal de son mariage sur du Beyoncé, ne se cherche pas d’excuses : « Je suis trop vieux pour ces conneries. J’ai pas Tidal, j’ai la flemme de pirater et j’ai du pognon maintenant. Je suis allé à la Fnac comme un gland pour acheter le Kanye West en février. Je ne l’ai pas trouvé et je suis reparti avec un vinyle de Neil Young. Alors le Radiohead là, je l’achèterai à la boutique à la sortie du concert avec un t-shirt. »

Dimanche à 16h, un jeune de 16 ans alpagué au hasard d’une balade dans un quartier bobo parisien, n’était quant à lui même pas au courant que Radiohead sortait son album à 20 heures. Il n’a pas noté l’excitation sur Twitter ou Facebook parce qu’il ne va pas sur ces réseaux-là. « Pour Beyoncé, j’en ai vachement entendu parler mais j’ai mis une semaine à écouter un ou deux titres. J’écoute que les trucs qui font 100 millions de vues sur YouTube. C’est mon filtre. » L’effet de surprise, il voit ça comme un truc marketing bien fichu. Mais la musique, pour de vrai, il ne l’écoute pas en exclu. Alors une sortie d’album un dimanche, il s’en tamponne un peu.

Le vendredi aussi, c’est permis

Drake, qui avait annoncé son album et l’a sorti, sagement, un vendredi, à l’heure dite, a d’ailleurs réalisé de meilleurs scores que Beyoncé et son Lemonade. L’emballement mondial autour de l’album de Beyoncé, et les multiples analyses des clips et des paroles, est bien entendu allé de pair avec une vague de déception. De plus ou moins bonne foi. « C’est le phénomène Jon Snow, analyse Bernadette. Se faire spoiler une série ne gâche pas forcément le plaisir mais ça te rend un peu aigri. Moi, j’ai réalisé qu’il y avait un nouvel album de Beyoncé le mardi, après un lundi de RTT. Je l’avais mauvaise, j’ai eu une première écoute très critique. » Depuis, Bernadette veille au grain. Pour Radiohead, elle avait senti le coup venir et dimanche, dès 21h, elle l’avait déjà écouté. « Mais Radiohead, ce n’est pas trop mon truc, alors bof… »

Le disquaire Raymond estime que « plutôt qu’un jour de sortie original et surprenant, les albums de Beyoncé et Radiohead ont en commun d’être de très bons disques. Beyoncé peut se permettre tout ce tralala parce qu’elle balance un album qui fera date. Et les expérimentations de marketing et de distribution de Radiohead ne sont rien en comparaison des expérimentations musicales qu’ils osent. Je suis sûr qu’on aura bientôt oublié que ces deux albums sont sortis un dimanche, mais on n’oubliera pas l’impact qu’ils auront eu sur nos vies. » Le mot de la fin revient à Quirico Filopanti, inventeur du concept de fuseaux horaires. L’album de Beyoncé est en réalité sorti un samedi soir aux Etats-Unis.