Bachar Mar-Khalifé: Sept questions à ne pas lui poser, auxquelles il a quand même répondu
MUSIQUE•Le musicien libanais sort un troisième album, « Ya Balad », et est en tournée…Benjamin Chapon
Il y a des questions qu’on ne peut pas poser à un artiste. Soit parce qu’elles sont gênantes (« Bonjour Louane, parlons un peu de vos parents morts... »). Soit parce qu’elles sont hors de propos (« Kendji Girac, que pensez-vous du prolongement de l’état d’urgence inscrite dans la Constitution ? »). Soit parce qu’elles ont déjà été posées mille fois (« Vous aimez les sucettes à l'anis France Gall ? »). Soit parce qu’elles sont juste idiotes («Vous préférez la scène ou le studio ?»)...
Bachar Mar-Khalifé, musicien inclassable - Lee Jeffries
Bachar Mar-Khalifé, musicien libanais au talent de composition rare (actuellement en tournée avec son troisième album), mérite une interview de qualité. Pourtant, son parcours et sa musique prêtent le flanc à ces questions interdites.
On ne peut pas lui demander : « Vous pensez quoi de la crise des migrants ? »
... sous prétexte qu’à 6 ans, lui et sa famille ont fui le Liban en guerre. Si on veut lui parler de trauma et de violence, on peut évoquer le clip de la chanson Layla où il détruit un piano à la hache.
« Je n’ai pas eu cette envie-là par hasard. C’est un instrument que tout le monde respecte et donc, en détruire un, c’est très violent. Ça m’a fait beaucoup de peine, et ça ne pouvait venir que d’une grande souffrance. Même si ce piano là, il était tombé dans l’oubli, traité comme un vulgaire meuble poussiéreux. On lui a offert une forme d’éternité avec ce clip. »
On ne peut pas lui demander : « C’est quoi exactement votre genre musical ? »
... sous prétexte qu’il navigue entre l’électro expérimentale, le jazz, la musique traditionnelle orientale… On en passe. D’ailleurs, il déjoue de lui-même cette potentielle question : « J’ai vraiment essayé de définir mon style, poussé par les gens qui me demandaient ce que je faisais. Plus on me demandait, plus ça se compliquait dans ma tête. A un moment, j’ai compris que je n’avais pas à répondre à cette question rétrograde, voire fascisante. Je refuse d’être réduit à un genre ou une origine. »
On ne peut pas lui demander : « Pourquoi vous ne jouez pas de oud ? »
... sous prétexte que son père est un oudiste légendaire. « J’ai grandi avec le piano, depuis mes cinq ans. A un moment, j’ai commencé les percussions et j’ai délaissé le piano pendant dix ans. Je me voyais vraiment comme un percussionniste. Quand je m’y suis remis pour les besoins de composition, j’ai réalisé que j’avais négligé une partie de moi, de mon histoire. »
On ne peut pas lui demander : « Que pensent vos parents de votre musique ? »
... sous prétexte que c’est un enfant de la balle, embarqué dès son plus jeune âge en tournée dans des orchestres. Mais de lui-même, il aborde la question de l’héritage à propos de son rapport au chant. « Ce n’était pas du tout dans mes plans de chanter. Je chantais en cachette, en secret. Je crois que c’est lié à mon père dont le chant a un impact très sérieux sur les gens. J’avais une inhibition par rapport à ça. Finalement, c’est le rapport de ma mère au chant qui m’a décoincé. Pour elle, le chant fait partie de la vie, c’est un chant très naturel, au quotidien ou sur scène. »
On ne peut pas lui demander : « Vous êtes un peu un citoyen du monde, non ? »
... sous prétexte qu’il a voyagé et continue à beaucoup voyagé, parce que c’est un épouvantable lieu commun. « Cette vie-là a commencé très tôt pour moi. J’ai beaucoup vu et rencontré. A une période, je ne saisissais plus la valeur d‘être musicien. J’ai eu un rejet par rapport à tout ça. La musique et la vie d’artistes, ça a toujours été un mélange de plaisir et de souffrance. Aujourd’hui j’accepte ça avec plus de sérénité. Je ne sais pas exactement pourquoi je fais ça mais je le fais à fond. »
On ne peut pas lui demander : « Pourquoi vous avez attendu aussi longtemps pour sortir un album ? »
... sous prétexte que son frère explosait avec le groupe Aufgang pendant que lui participait discrètement à différents projets. « C’est comme ça que je conçois les choses. J’ai du mal avec la vision capitaliste de la musique. Je suis plus… naturaliste. J’aime que les choses se fassent quand elles doivent se faire, sans rien forcer, sans rien prévoir. C’est presque un autre métier ce que je fais aujourd’hui. Ça a été un choix de vie radical. Et même s’il s’est fait lentement, il a été violent pour moi. »
On ne peut pas lui demander : « Vous allez être invité quand chez Hanouna ? »
... Sous prétexte que sa femme est chroniqueuse à Touche pas à mon poste sur D8. Parce que même s’il est plutôt affable en interview, on sent bien qu’il fait un effort, par politesse. « On accorde beaucoup d’importance aux mots et pas assez au silence. Je me méfie des mots parce qu’ils contiennent tellement de choses en eux. Ça m’effraie. Le mot, je lui refuse le privilège de la vérité. »